Comment t’as percé dans l’art ? Une artiste, une restauratrice, une conservatrice et une commissaire nous répondent

Comment t’as percé dans l’art ? Une artiste, une restauratrice, une conservatrice et une commissaire nous répondent

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© Tiffany Bouelle/Instagram

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Par Konbini

Publié le , modifié le

L’art, ce monde impitoyable… Tiffany Bouelle, Audrey Hoareau, Maylis Maurin et Sophie Caron remontent leur parcours et expliquent comment elles ont réussi dans le monde de l’art.

Comment devient-on artiste ? Comment infiltre-t-on le monde si fermé de l’art contemporain, des institutions muséales, des galeries chics du Marais ? Comment vit-on de son art et est-ce qu’on peut même vivre d’art et d’eau fraîche ? Face à ces questions déterminantes, que nous pose souvent notre jeune audience, on s’est dit qu’il serait bon de demander directement aux concernées, à des femmes qui ont “percé”, qui se sont fait leur place dans un milieu élitiste et compétitif.

On a donc rencontré quatre expertes dans leur domaine : Tiffany Bouelle, artiste-peintre ; Sophie Caron, conservatrice au Louvre ; Maylis Maurin, restauratrice de tableaux ; et Audrey Hoareau, commissaire d’exposition (devenue entre-temps directrice du Centre régional de la photographie Hauts-de-France).

Tiffany Bouelle, artiste-peintre

Konbini ⎥ Peux-tu te présenter en quelques mots ?

Tiffany BouelleJ’ai 31 ans, je suis artiste-peintre, j’ai grandi à Paris et je ne suis jamais partie. Il m’arrive d’avoir des projets en tant que designer.

Raconte-nous un peu ton parcours.

Mon parcours scolaire a été laborieux, c’est simple : je déteste l’école. En élémentaire, ça ne se passait pas bien, mes origines japonaises faisaient que je subissais du racisme, mes notes n’étant pas bonnes, les professeur·e·s ne m’aidaient pas. Mes parents m’ont mise au collège dans un demi-privé catholique et j’ai redoublé dès mon arrivée car le niveau était difficile. J’ai toujours été un poisson en face d’un arbre qu’il fallait escalader quand il s’agissait de m’asseoir et d’écouter des personnes que je n’aimais pas. Le corps enseignant m’a toujours dit que je serais une ratée, une personne m’a dit qu’elle encadrerait mon brevet si j’avais la chance de l’avoir car c’est le seul diplôme que j’obtiendrai. Ils disaient à mes parents que je n’avais pas le niveau, que j’étais différente puis ils m’ont exclue.

Mes parents ne voyaient pas les choses ainsi. Ils se sont battus pour faire retirer la mention d’exclusion et ont cherché un lycée d’arts appliqués après l’obtention de mon brevet en voyant mon 20/20 en arts plastiques. Mon dossier fut accepté et j’ai appris pendant trois ans à développer les idées, l’histoire de l’art, le nu… J’ai 17 ans, j’annonce que je veux quitter mon foyer et mes parents me disent : “D’accord, mais tu es mineure, c’est une décision personnelle, tu ne recevras pas d’aide à partir du moment où ce choix t’appartient.” Et boum, me voilà propulsée dans la jungle parisienne, l’instinct de survie, les jobs de nuit et le week-end pour payer mon loyer. J’ai été DJ, VJ, plongeuse, cuisinière, développeuse de sites web, serveuse, puis graphiste, photographe, danseuse (alors je ne savais même pas danser). Bref, j’acceptais TOUT.

“Le corps enseignant m’a toujours dit que je serais une ratée.”

En terminale, l’école nous a demandé de faire nos vœux post-bac, par ordre de préférence, après des années de tensions avec mes parents – j’étais très en colère contre la vie et je leur en faisais voir de toutes les couleurs sans vouloir faire de mauvais jeu de mots. J’ai mis en premier choix l’école qui les rendrait ENFIN fiers de moi si j’y étais prise et comble du destin, je suis entrée. Sauf que moi, je ne voulais pas aller là, même si c’était une bonne école de mode. J’ai fait un an et demi, je trouvais que les professeur·e·s n’avaient pas une ouverture d’esprit à la hauteur de la réputation de l’établissement et j’ai tout plaqué. Car les petits boulots additionnés aux études, ça devenait très, très pesant et stressant.

J’ai travaillé pendant quelques années comme styliste mais comme j’étais très jeune, je me faisais écraser en permanence. Je me suis occupée d’un défilé de la Fashion Week à 18 ans et je travaillais pour des marques de luxe à 19, mais je galérais toujours financièrement. J’ai pété mon avant-dernier câble et j’ai postulé pour donner des cours de dessin dans une école maternelle. J’étais entourée d’enfants pendant deux ans, je redécouvrais la vie, et c’est là que le dessin est revenu. À la base, je voulais dessiner des livres pour enfants puisque l’école dans laquelle j’avais donné des cours était à Belleville et en ZEP. Ce n’était pas toujours la joie à la maison. J’avais envie d’offrir une évasion à mes élèves et j’ai commencé à dessiner des héros. J’ai suivi ma mère à un dîner et à côté de moi, j’avais le type qui avait fait Martin Mystère et Totally Spies! et il m’a dit : “J’aimerais bien voir tes dessins”. À partir de là, je me suis dit : “Attends, toute cette énergie, pourquoi ne pas la mettre dans le travail de tes rêves ?” Et je ne l’ai plus jamais lâché depuis.

“Toute cette énergie, pourquoi ne pas la mettre dans le travail de tes rêves ?”

Parle-nous de ton métier d’artiste. Quelle est ton approche artistique, les thèmes que tu explores et les outils que tu utilises ? À quoi ressemble ta journée type ?

Aujourd’hui, ma peinture parle principalement des femmes. J’aborde des sujets considérés comme tabous dans notre société et dans différentes cultures : je voyage pour rencontrer des femmes du monde entier pour les questionner sur leur liberté et le regard qu’elles portent sur elles-mêmes. J’aime bien l’abstraction car cela me permet d’aborder les sujets les plus sombres à travers les courbes et les couleurs que je vois : elles me permettent d’aborder des sujets que certaines personnes ne lanceraient jamais sur la table. Je passe les frontières avec des peintures féministes dans tous les continents.

J’ai aussi des portraits qui sont des personnes que je rencontre. J’ai une passion pour la calligraphie que mon grand-père m’a enseignée ; je ne jure donc que par les pinceaux. Ma journée type commence avec mon chien Pablo que je promène le matin. Je prends une douche, je réponds à mes mails et je briefe mon assistante sur la journée. Je rencontre mes sujets, je peins. Je termine entre 20 heures et 22 heures.

As-tu su très jeune que tu voulais faire ça ?

Je respire quand je peins depuis que je suis enfant. J’ai toujours été effrayée à l’idée de montrer mes dessins publiquement, de partager mon regard sur la vie. C’est pourquoi je suis plus à l’aise à l’idée de parler des autres femmes. Elles sont les sujets et moi, la plume. Mes rencontres me nourrissent. J’aime les gens cultivés, passionnés, envoûtés par la vie.

“Je mangeais des nouilles chinoises à 36 centimes. C’était long, intense, effrayant mais aujourd’hui, je savoure tout ce qui m’arrive avec tant de joie. Rien n’est acquis, tout se construit.”

Quels ont été les obstacles rencontrés sur ton chemin ? Comment as-tu réussi à t’en sortir financièrement, à te développer pour pouvoir en vivre ?

Au début, c’était tendu ! Je mangeais des nouilles chinoises à 36 centimes et je vendais mes bijoux de famille – j’espère que ma mère ne va pas me lire car c’est franchement terrible… Je n’ai jamais rien lâché : c’était impossible pour moi de ne pas réussir à devenir indépendante. Je suis partie à 17 ans et en gros, j’ai commencé à devenir stable financièrement à 24-25 ans. C’était long, intense, effrayant mais aujourd’hui, je savoure tout ce qui m’arrive avec tant de joie. Rien n’est acquis, tout se construit.

Quelles sont les leçons que tu as apprises et les conseils que tu donnerais à des jeunes ?

Il faut en n’avoir rien à foutre de sa réputation, des jugements, des rabaissements, dépasser ses peurs pour découvrir son super-pouvoir. Donnez tout si vous avez trouvé une passion, même si elle est différente dans quelques années. Le tout, c’est d’essayer. Ne laissez jamais les gens que vous aimez vous faire changer d’avis sur quelque chose qui peut être une source de bonheur pour vous. Au pire, ça vous fait du mal et ça vous rendra plus fort. La vie n’est pas un chemin tout tracé, parfois, vous voyez quelqu’un d’autre suivre la route que vous pensiez être la vôtre et puis si vous donnez tout, juste à droite, il y a une allée en fleurs pleine de surprises.

Audrey Hoareau, curatrice et commissaire d’exposition indépendante

Audrey Hoareau est depuis devenue directrice du Centre régional de la photographie Hauts-de-France.

Konbini ⎥ Peux-tu te présenter en quelques mots et nous raconter ton parcours ?

Audrey Hoareau ⎥ J’ai 39 ans, je suis commissaire d’exposition indépendante spécialisée en photographie et je viens de m’installer dans le Nord de la France. J’ai fait des études de communication et des métiers de l’exposition, un parcours plutôt court avec un DUT (deux ans) complété par une licence professionnelle. J’avais envie et besoin d’être rapidement active. Mon école, c’est le musée Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône, l’une des plus importantes collections publiques dédiées à la photographie, mon premier emploi. J’y ai travaillé pendant douze ans, dans le service des collections. C’est là que j’ai tout appris : l’histoire de la photographie, les enjeux de monstration et de conservation… Je crois à la formation “sur le tas”.

Parle-nous du métier de curatrice et commissaire d’exposition. En quoi ça consiste ? As-tu su très jeune que tu voulais faire ça ?

J’ai toujours été passionnée par la culture et les arts. Je me sentais attirée par ces domaines, pourtant très éloignés de mon milieu d’origine. Le commissariat est un ensemble d’interventions qui mènent à la concrétisation d’un projet sous la forme d’une exposition ou d’une publication. Chaque projet est spécifique et suscite un niveau d’implication propre. Il peut s’agir d’accompagner un·e artiste, par nature souvent trop seul·e.

Cela inclut des phases d’editing (quelles photographies choisir et pourquoi ?), de production (quelles formes donner au travail photographique ?), de scénographie (comment penser la mise en espace ?), et de rédaction aussi. Il m’arrive aussi de travailler sur des archives d’auteur·rice·s disparu·e·s. Là, l’enjeu est de relire et parfois même, de réhabiliter une œuvre – par exemple celle de René Maltête qui fait l’objet d’une monographie qui est sortie aux éditions du Chêne. Ou encore sur des corpus d’images anonymes comme la collection Jean-Marie Donat, avec qui je prépare une exposition au CENTQUATRE-PARIS pour décembre prochain.

“Je crois à la formation ‘sur le tas’.”

Comment as-tu eu connaissance de ce métier et des moyens pour y accéder ?

J’ai grandi dans la campagne en Bourgogne. Personne ne m’a donné de clefs pour cette orientation. J’ai tâtonné puis trouvé ma voie. Aujourd’hui en ligne, les informations sont accessibles plus facilement. Il faut être curieux·se, ouvert·e. Le stage est la meilleure porte ouverte sur le monde du travail, c’est ainsi que j’ai mis un pied dans le secteur de la photographie. Le métier de commissaire s’est surtout développé ces dernières années comme beaucoup d’autres métiers indépendants. Notre monde d’aujourd’hui nous permet de créer des jobs sur-mesure en free-lance. J’encourage vivement les jeunes à emprunter la voie de l’entreprenariat.

Quels ont été les obstacles rencontrés sur ton chemin ?

Je ne relève pas de difficultés particulières, j’ai toujours essayé de tirer parti de mes faiblesses. Ma nature positive m’a beaucoup aidée. Certaines rencontres professionnelles ont été déterminantes. Dans nos milieux, le réseau est un atout précieux qu’il faut faire évoluer en permanence. Je reconnais avoir eu beaucoup de chance dans mon parcours. Les étapes se sont succédé naturellement jusqu’à ce nouveau poste. Je viens d’être nommée à la direction du Centre de la Photographie Hauts-de-France.

“J’ai grandi dans la campagne en Bourgogne. Personne ne m’a donné de clefs pour cette orientation. J’ai tâtonné puis trouvé ma voie.”

Quelles sont les leçons que tu as apprises et les conseils que tu donnerais à des jeunes ?

Au fur et à mesure des projets, j’ai appris à être exigeante et à soigner les moindres détails. J’ai aussi réalisé avec le temps l’importance de prendre le temps : regarder un travail dans son ensemble, les photographies, les archives, les textes, cette immersion est nécessaire pour prétendre pouvoir parler d’un·e artiste ou d’une œuvre. J’ai le sentiment d’apprendre chaque jour à forger ma propre vision, à affirmer mes goûts et ce que je me sens prête à défendre. La carrière est un cheminement très personnel qui repose sur les capacités et les volontés de chacun·e mais si je peux me permettre deux conseils, je dirai aux jeunes de travailler les langues. La maîtrise de l’anglais m’a ouvert tant de perspectives ! Et de façon plus générale, de saisir les opportunités. Parfois, la vie choisit pour soi.

Maylis Maurin, restauratrice de tableaux

Konbini ⎥ Peux-tu te présenter en quelques mots et nous raconter ton parcours ?

J’ai 29 ans et je suis restauratrice de tableaux depuis cinq ans. Juste après mon bac L, je suis rentrée à l’École de Condé à Paris, qui forme, avec un Master 2 en conservation-restauration de patrimoine, au métier de restaurateur·rice ! J’ai suivi des cours d’histoire de l’art, de dessin, de copie, de techniques artistiques, de chimie, et des ateliers de restauration. Au bout de cinq années, stages et mémoire compris, j’ai obtenu le diplôme de conservation-restauration du patrimoine. En parallèle, j’ai aussi fait une licence d’arts plastiques à La Sorbonne par correspondance.

Parle-nous du métier de restauratrice de tableaux. En quoi ça consiste ?

Le métier de restaurateur·rice d’œuvres d’art est un métier formidable, de sciences, de patience et de passion artistique. Devant l’œuvre d’art confiée, la restauratrice a plusieurs regards. Une première approche d’observation, afin de comprendre son histoire et la multitude de ses matériaux constitutifs. Comme une enquêtrice sur une scène de crime : il faut recueillir le maximum d’indices, en tirer des conclusions, par exemple : où sont placés les clous, au bon endroit ou non ? Cela peut indiquer le format d’origine. Il faut tout écrire, rédiger un rapport et décider d’un plan.

Une seconde approche de réflexion : faire le choix du meilleur pour le tableau, des traitements les plus adaptés pour sa conservation, afin que l’œuvre traverse encore des siècles… On peut commencer à faire des tests très légers pour voir comment réagit la peinture, s’il y a eu des ajouts de couches, de vernis : on entre véritablement dans le tableau. Et une troisième approche manuelle : la restauration commence vraiment, on est au plus près de l’œuvre et comme une chirurgienne, on vient la restaurer avec des gestes précis, minutieux et surtout respectueux ! Deux mots d’ordre : réversibilité (tous les produits utilisés doivent pouvoir être retirés facilement) et effacement (il y a une éthique). C’est ainsi que la phase d’observation est très importante et qu’il est bon de ne pas être seule dans cette étape. Il faut s’effacer et rendre sa place à l’artiste, ne pas réinterpréter son œuvre, mais seulement la ressusciter.

“À l’époque, j’habitais en Russie avec mes parents, je ne pouvais pas aller aux forums estudiantins, etc. J’ai fait toutes mes recherches sur Internet.”

Quel genre d’œuvres restaures-tu ? As-tu déjà restauré des œuvres d’artistes très célèbres ?

Il faut distinguer la restauration de la toile, et la restauration de la couche picturale : ce sont deux spécialités différentes et personnellement, je fais les deux. Je restaure des œuvres de toutes les époques, je ne me suis pas spécialisée dans une période donnée. Ce sont pour la grande majorité des huiles sur toile ou panneaux de bois, mais cela arrive aussi (notamment pour des œuvres plus contemporaines) que les matériaux changent et soient plus composites. J’ai déjà restauré des œuvres de Marc Chagall, Eugène Boudin, Modigliani, Moïse Kisling, et des œuvres très anciennes du XVIe ou XVIIe siècle…

As-tu su très jeune que tu voulais faire ça ?

J’ai su assez tôt que je voulais faire ce métier. Très jeune, je feuilletais avec plaisir les Gazettes de Drouot (un magazine de ventes aux enchères) de mes grands-parents, je regardais toutes ces œuvres ; cela a contribué à éduquer mon regard. J’aimais aussi peindre, je sens que cela me donne aujourd’hui plus de facilité et de rapidité pour comprendre les matières et trouver les couleurs adéquates quand je dois combler des lacunes.

Comment as-tu eu connaissance de ce métier et des moyens pour y accéder ?

J’ai connu ce métier car un membre de ma famille le pratiquait, et par une amie qui était entrée à l’École de Condé. À l’époque, j’habitais en Russie avec mes parents, je ne pouvais pas aller aux forums estudiantins, etc. J’ai fait toutes mes recherches sur Internet, je suis rentrée une fois en France pour passer l’entretien de l’École de Condé, et c’était bon !

Quels ont été les obstacles rencontrés sur ton chemin ?

Les principaux obstacles arrivèrent après les études. J’ai fait pas mal de sacrifices pour lancer mon activité et j’ai saisi toutes les opportunités qui s’offraient à moi. J’ai dû convaincre les gens de me faire confiance malgré ma jeunesse, ou mon parcours dans une école privée – le diplôme de l’École de Condé ne permet pas de travailler dans les musées par exemple, contrairement à l’INP ou La Sorbonne. J’ai eu la chance de partager dès le début un atelier avec une autre restauratrice, qui avait déjà une belle carrière de 35 ans derrière elle, et qui m’a accueillie et épaulée. Elle continue à le faire avec patience et dévouement ! Mon entreprise est désormais florissante et je vis de ma passion.

“J’ai dû convaincre les gens de me faire confiance malgré ma jeunesse, ou mon parcours dans une école privée.”

Quelles sont les leçons que tu as apprises et les conseils que tu donnerais à des jeunes ?

Je n’ai jamais regretté de m’être lancée dans un métier de “passion”. Certes, cela demande des sacrifices et beaucoup d’énergie, mais je suis si heureuse de me lever le matin pour retrouver mes tableaux ! Comme dans tous les métiers, il y a des hauts et des bas… Je conseillerais de ne pas idéaliser les métiers d’art, car ce sont des métiers difficiles. Je conseillerais aussi ce métier à un profil de personne artiste mais pas forcément créative – plutôt manuelle qu’artiste, d’ailleurs, car on s’efface derrière l’œuvre restaurée. Et enfin dernier conseil : saisir toutes les opportunités qui peuvent enrichir un parcours : rencontres, visites, expositions, stages… Allez à la rencontre des professionnel·le·s qui vous font rêver et posez-leur des questions… Bref, soyez curieux·ses !

Sophie Caron, conservatrice au Louvre

Konbini ⎥ Peux-tu te présenter en quelques mots ?

Sophie Caron ⎥ J’ai 32 ans, je suis conservatrice du patrimoine au département des Peintures du musée du Louvre. Je m’occupe de la peinture du XVe siècle (fin du Moyen Âge, début Renaissance) en France, Flandres et régions nordiques, pays germaniques et Espagne depuis juillet 2017.

Raconte-nous un peu ton parcours.

J’ai fait un bac L en spé anglais puis une hypokhâgne et une khâgne avec une spécialité lettres modernes (littérature). Puis j’ai intégré l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et j’ai commencé l’histoire de l’art à la Sorbonne en Licence 3, parce que je voulais en faire depuis longtemps : un voyage à Rome en 4e avait été assez décisif. Je savais que je voulais devenir conservatrice, au moins bosser dans un musée – même si je ne savais pas bien en quoi ça consistait.

J’ai ensuite fait un Master en histoire de l’art médiéval : j’ai travaillé sur la sculpture toscane du XIVe siècle parce qu’à ce moment-là, je faisais pas mal d’échanges et j’adorais aller en Italie. Je trouvais ça très beau, la sculpture médiévale, un peu austère, un peu cubiste, assez minimale, je trouvais ça très impressionnant. J’ai fait une année de césure entre mon M1 et M2 avec des stages au musée de Pise, puis au Bargello, un musée de sculptures à Florence, dans lequel j’ai travaillé pour une revue spécialisée française qui s’appelle L’Estampille – l’Objet d’Art. J’ai continué à piger pour cette revue longtemps après, en préparant le concours de conservatrice notamment.

J’ai pas mal voyagé cette année-là. J’ai fait aussi un stage au Louvre aux Sculptures… J’ai préparé le concours de conservateur·rice·s du patrimoine pour les musées et je l’ai eu. L’Institut national du patrimoine (INP), c’est une école publique qui forme des conservateur·rice·s de musées, monuments historiques, archéologie et archives. L’école dure un an et demi (et on est payé·e·s), avec des cours et des stages.

En musées, il n’y a pas beaucoup de places, donc c’est un concours un peu difficile à avoir, mais ça se fait ! À la sortie de l’INP, j’ai été recrutée au Louvre. Le but de cette école, c’est de donner à des personnes – qui, généralement, ont étudié l’histoire de l’art – quelques connaissances plus concrètes sur le métier : management, marchés publics, droit du patrimoine, etc. L’idée étant qu’il faut pouvoir prendre des responsabilités de direction à la sortie de l’école, ce que je n’ai pas fait puisque je suis allée dans un gros musée.

“Je savais que je voulais devenir conservatrice, au moins bosser dans un musée – même si je ne savais pas bien en quoi ça consistait.”

Parle-nous du métier de conservatrice. En quoi ça consiste ?

C’est un métier étrange, très beau en un sens, qui consiste essentiellement à faire que les œuvres et les objets d’art dont on a la charge arrivent dans le meilleur état possible à la génération suivante. Pour cela, on a une connaissance très concrète de ces objets : pour moi, c’est la peinture sur bois du XVe siècle. Ces œuvres, il faut les surveiller, travailler avec des restaurateur·rice·s et des scientifiques pour les préserver au mieux. Il n’y a pas que ça, bien sûr : les conserver, c’est aussi les étudier pour les faire vivre. C’est aussi ça qui garantit qu’elles continuent à être regardées au fil des générations. Si elles ne sont pas étudiées, elles sont oubliées et enterrées. Il faut mieux comprendre le contexte de leur création mais aussi leur “vie” dans les siècles successifs : c’est la partie “recherche”.

Par exemple, j’ai beaucoup travaillé sur des peintures anonymes peintes en Provence à la fin du XVe siècle et j’essaie de savoir par qui, pour qui, pour quels lieux, et pour quoi elles ont été peintes : en croisant archives écrites et connaissances physiques des œuvres en question, on essaie de reconstituer le monde de ces ateliers provençaux dans lesquels elles ont été peintes. On a publié un livre avec Elliot Adam, doctorant à La Sorbonne, qui s’appelle La Maison Changenet, sur un atelier de peintres bourguignons et flamands émigrés en Provence, un best-seller !

Ça dépend beaucoup des lieux mais être conservateur·rice, ça consiste aussi à faire vivre un musée : faire des expositions notamment, qui peuvent intéresser le public, leur faire découvrir des artistes, ou comment les artistes à travers les siècles ont abordé dans leurs œuvres des thèmes, des idées, des préoccupations qui peuvent résonner avec les nôtres aujourd’hui. Un·e conservateur·rice connaît bien les œuvres, et essaie, sans les trahir, de traduire dans un langage plus contemporain ce qu’elles ont à dire aujourd’hui aux publics.

Ça peut être des expositions, mais aussi renouveler les accrochages dans les salles, écrire les textes, les cartels sous les œuvres, organiser des événements en lien avec le service des publics plus ou moins grand selon les musées. Ces événements sont différents selon que l’on est dans un musée d’art ancien, contemporain, “de beaux-arts” ou d’autres types d’objets. C’est aussi l’occasion de croiser art ancien et contemporain, d’inviter des artistes à voir les collections d’art ancien, de permettre par tous les moyens que les objets qu’on conserve dans les musées soient connus et qu’ils puissent intéresser, donner des idées aux publics, aux artistes, et que les musées pour ça soient des lieux d’utilité publique.

As-tu su très jeune que tu voulais faire ça ?

Eh oui, j’ai su jeune que je voulais faire ça. À Rome, je me suis dit qu’il fallait que je travaille pour ce qui était “beau”. Mais ce n’était pas beaucoup plus net que ça.

“Ce qui est sûr, c’est que je ne savais pas grand-chose du métier avant de faire des stages dans des musées (et même après).”

Comment as-tu eu connaissance de ce métier et des moyens pour y accéder ?

Je connaissais le mot “conservatrice” mais je ne sais pas trop comment. J’ai appris l’existence de “l’histoire de l’art” quand j’étais adolescente, mais je ne savais pas en quoi ça consistait – et je crois que je n’ai pas très nettement compris encore aujourd’hui. Évidemment, il y a un contexte familial propice, j’ai vu mes parents dans des musées.

Je ne sais plus comment j’ai appris l’existence de l’INP. Ce qui est sûr, c’est que je ne savais pas grand-chose du métier avant de faire des stages dans des musées (et même après), et même l’INP en soi, c’était très vague pour moi. Par contre, j’ai toujours continué à passer beaucoup de temps à me balader, à visiter des musées et des monuments, toute seule souvent, parce que mes ami·e·s n’étaient pas forcément super intéressé·e·s.

“On n’a pas besoin d’avoir fait un doctorat pour passer le concours.”

Quels ont été les obstacles rencontrés sur ton chemin ?

C’est un concours pénible parce qu’il n’y a pas beaucoup de places. Mais, contrairement par exemple à l’Italie, il est ouvert tous les ans, donc tous les ans, en France, on recrute de nouveaux·elles conservateur·rice·s. Par ailleurs, on n’a pas besoin d’avoir fait un doctorat pour passer le concours. Il faut bachoter pas mal, se bouger, aller voir toutes les expos, tous les bâtiments avec une architecture intéressante, tous les musées possibles, mais ça, ce n’est pas si désagréable. Les obstacles, c’est aussi après : comment, quand on est jeune et qu’on est une femme, dépasser un sentiment d’illégitimité, se faire confiance ? Comment apprendre à prendre ses responsabilités ? À assumer des décisions ?

Et il y a aussi : comment apprendre son métier, dans la multiplicité de ses exigences ? Mais ça, c’est commun à tous les métiers qui ont plein de facettes. J’aime beaucoup le fait que c’est un métier à la fois très divers, mais aussi qu’il faut apprendre et qu’on acquiert une expertise irremplaçable. C’est long, et on n’a jamais fini de mieux savoir regarder la peinture, il faut du temps pour être bon·ne, en fait. “Du temps”, ce n’est pas deux ou trois ans, c’est des dizaines d’années pour savoir regarder vraiment, et ça s’applique seulement au domaine dont on est spécialiste… J’aime bien qu’il y ait un savoir “littéraire” (lire de l’histoire de l’art) et un savoir sensoriel (regarder), qui s’éduque aussi, qui s’apprivoise mais qui est plus difficile à décrire. J’aime bien que ce soit un “métier” dans le sens ancien du mot, quelque chose qui est de l’ordre du savoir-faire.

“Remplissez-vous les yeux tout le temps, dispersez-vous, ce n’est pas grave, au contraire, d’aimer des choses a priori irréconciliables.”

Quelles sont les leçons que tu as apprises et les conseils que tu donnerais à des jeunes ?

Faites des stages, le plus possible, (même si je sais qu’on n’est à peine payé·e·s, et que l’exploitation systématisée des stagiaires, c’est l’enfer…) ou faites des boulots divers (dans les musées, les monuments historiques, etc.) parce qu’en fait, ce n’est que comme ça qu’on apprend l’existence des différents chemins possibles, et qu’on rencontre des gens aussi… Allez voir le plus de choses possibles.

Continuez à aller voir ailleurs. Pour moi, c’est la littérature, plus récemment l’anthropologie, mais aussi et toujours, le cinéma, la musique, etc. Continuez à vouloir apprendre des nouvelles choses, dispersez-vous un peu. Ce n’est pas grave, au contraire, d’aimer des choses a priori irréconciliables. Faites-vous confiance encore et toujours, et acceptez le fait qu’on ne ressemble pas à ce à quoi on devrait ressembler et ce n’est pas grave : c’est vous qui fabriquez votre métier, et pas l’inverse !

Article coécrit par Donnia Ghezlane-Lala et Lise Lanot.