L’art, ce monde impitoyable… Comment devient-on artiste ? Comment infiltre-t-on le monde si fermé de l’art contemporain, des institutions muséales, des galeries chics du Marais ? Comment vit-on de son art et est-ce qu’on peut même vivre d’art et d’eau fraîche ? Face à ces questions déterminantes, que nous pose souvent notre jeune audience, on s’est dit qu’il serait bon de demander directement aux concernées, à des femmes qui ont “percé”, qui se sont fait une place dans un milieu élitiste et compétitif.
Pour ce dernier article “Comment t’as percé ?”, Sophie Caron, conservatrice au musée du Louvre, a accepté de répondre à nos questions. Rencontre.
Konbini ⎥ Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Sophie Caron ⎥ J’ai 32 ans, je suis conservatrice du patrimoine au département des Peintures du musée du Louvre. Je m’occupe de la peinture du XVe siècle (fin du Moyen Âge, début Renaissance) en France, Flandres et régions nordiques, pays germaniques et Espagne depuis juillet 2017.
Raconte-nous un peu ton parcours.
J’ai fait un bac L en spé anglais puis une hypokhâgne et une khâgne avec une spécialité lettres modernes (littérature). Puis j’ai intégré l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et j’ai commencé l’histoire de l’art à la Sorbonne en Licence 3, parce que je voulais en faire depuis longtemps : un voyage à Rome en 4e avait été assez décisif. Je savais que je voulais devenir conservatrice, au moins bosser dans un musée – même si je ne savais pas bien en quoi ça consistait.
J’ai ensuite fait un Master en histoire de l’art médiéval : j’ai travaillé sur la sculpture toscane du XIVe siècle parce qu’à ce moment-là, je faisais pas mal d’échanges et j’adorais aller en Italie. Je trouvais ça très beau, la sculpture médiévale, un peu austère, un peu cubiste, assez minimale, je trouvais ça très impressionnant. J’ai fait une année de césure entre mon M1 et M2 avec des stages au musée de Pise, puis au Bargello, un musée de sculptures à Florence, dans lequel j’ai travaillé pour une revue spécialisée française qui s’appelle L’Estampille – l’Objet d’Art. J’ai continué à piger pour cette revue longtemps après, en préparant le concours de conservatrice notamment.
J’ai pas mal voyagé cette année-là. J’ai fait aussi un stage au Louvre aux Sculptures… J’ai préparé le concours de conservateur·rice·s du patrimoine pour les musées et je l’ai eu. L’Institut national du patrimoine (INP), c’est une école publique qui forme des conservateur·rice·s de musées, monuments historiques, archéologie et archives. L’école dure un an et demi (et on est payé·e·s), avec des cours et des stages.
En musées, il n’y a pas beaucoup de places, donc c’est un concours un peu difficile à avoir, mais ça se fait ! À la sortie de l’INP, j’ai été recrutée au Louvre. Le but de cette école, c’est de donner à des personnes – qui, généralement, ont étudié l’histoire de l’art – quelques connaissances plus concrètes sur le métier : management, marchés publics, droit du patrimoine, etc. L’idée étant qu’il faut pouvoir prendre des responsabilités de direction à la sortie de l’école, ce que je n’ai pas fait puisque je suis allée dans un gros musée.
“Je savais que je voulais devenir conservatrice, au moins bosser dans un musée – même si je ne savais pas bien en quoi ça consistait.”
Parle-nous du métier de conservatrice. En quoi ça consiste ?
C’est un métier étrange, très beau en un sens, qui consiste essentiellement à faire que les œuvres et les objets d’art dont on a la charge arrivent dans le meilleur état possible à la génération suivante. Pour cela, on a une connaissance très concrète de ces objets : pour moi, c’est la peinture sur bois du XVe siècle. Ces œuvres, il faut les surveiller, travailler avec des restaurateur·rice·s et des scientifiques pour les préserver au mieux. Il n’y a pas que ça, bien sûr : les conserver, c’est aussi les étudier pour les faire vivre. C’est aussi ça qui garantit qu’elles continuent à être regardées au fil des générations. Si elles ne sont pas étudiées, elles sont oubliées et enterrées. Il faut mieux comprendre le contexte de leur création mais aussi leur “vie” dans les siècles successifs : c’est la partie “recherche”.
Par exemple, j’ai beaucoup travaillé sur des peintures anonymes peintes en Provence à la fin du XVe siècle et j’essaie de savoir par qui, pour qui, pour quels lieux, et pour quoi elles ont été peintes : en croisant archives écrites et connaissances physiques des œuvres en question, on essaie de reconstituer le monde de ces ateliers provençaux dans lesquels elles ont été peintes. On a publié un livre avec Elliot Adam, doctorant à La Sorbonne, qui s’appelle La Maison Changenet, sur un atelier de peintres bourguignons et flamands émigrés en Provence, un best-seller !
Ça dépend beaucoup des lieux mais être conservateur·rice, ça consiste aussi à faire vivre un musée : faire des expositions notamment, qui peuvent intéresser le public, leur faire découvrir des artistes, ou comment les artistes à travers les siècles ont abordé dans leurs œuvres des thèmes, des idées, des préoccupations qui peuvent résonner avec les nôtres aujourd’hui. Un·e conservateur·rice connaît bien les œuvres, et essaie, sans les trahir, de traduire dans un langage plus contemporain ce qu’elles ont à dire aujourd’hui aux publics.
Ça peut être des expositions, mais aussi renouveler les accrochages dans les salles, écrire les textes, les cartels sous les œuvres, organiser des événements en lien avec le service des publics plus ou moins grand selon les musées. Ces événements sont différents selon que l’on est dans un musée d’art ancien, contemporain, “de beaux-arts” ou d’autres types d’objets. C’est aussi l’occasion de croiser art ancien et contemporain, d’inviter des artistes à voir les collections d’art ancien, de permettre par tous les moyens que les objets qu’on conserve dans les musées soient connus et qu’ils puissent intéresser, donner des idées aux publics, aux artistes, et que les musées pour ça soient des lieux d’utilité publique.
As-tu su très jeune que tu voulais faire ça ?
Eh oui, j’ai su jeune que je voulais faire ça. À Rome, je me suis dit qu’il fallait que je travaille pour ce qui était “beau”. Mais ce n’était pas beaucoup plus net que ça.
“Ce qui est sûr, c’est que je ne savais pas grand-chose du métier avant de faire des stages dans des musées (et même après).”
Comment as-tu eu connaissance de ce métier et des moyens pour y accéder ?
Je connaissais le mot “conservatrice” mais je ne sais pas trop comment. J’ai appris l’existence de “l’histoire de l’art” quand j’étais adolescente, mais je ne savais pas en quoi ça consistait – et je crois que je n’ai pas très nettement compris encore aujourd’hui. Évidemment, il y a un contexte familial propice, j’ai vu mes parents dans des musées.
Je ne sais plus comment j’ai appris l’existence de l’INP. Ce qui est sûr, c’est que je ne savais pas grand-chose du métier avant de faire des stages dans des musées (et même après), et même l’INP en soi, c’était très vague pour moi. Par contre, j’ai toujours continué à passer beaucoup de temps à me balader, à visiter des musées et des monuments, toute seule souvent, parce que mes ami·e·s n’étaient pas forcément super intéressé·e·s.
“On n’a pas besoin d’avoir fait un doctorat pour passer le concours.”
Quels ont été les obstacles rencontrés sur ton chemin ?
C’est un concours pénible parce qu’il n’y a pas beaucoup de places. Mais, contrairement par exemple à l’Italie, il est ouvert tous les ans, donc tous les ans, en France, on recrute de nouveaux·elles conservateur·rice·s. Par ailleurs, on n’a pas besoin d’avoir fait un doctorat pour passer le concours. Il faut bachoter pas mal, se bouger, aller voir toutes les expos, tous les bâtiments avec une architecture intéressante, tous les musées possibles, mais ça, ce n’est pas si désagréable. Les obstacles, c’est aussi après : comment, quand on est jeune et qu’on est une femme, dépasser un sentiment d’illégitimité, se faire confiance ? Comment apprendre à prendre ses responsabilités ? À assumer des décisions ?
Et il y a aussi : comment apprendre son métier, dans la multiplicité de ses exigences ? Mais ça, c’est commun à tous les métiers qui ont plein de facettes. J’aime beaucoup le fait que c’est un métier à la fois très divers, mais aussi qu’il faut apprendre et qu’on acquiert une expertise irremplaçable. C’est long, et on n’a jamais fini de mieux savoir regarder la peinture, il faut du temps pour être bon·ne, en fait. “Du temps”, ce n’est pas deux ou trois ans, c’est des dizaines d’années pour savoir regarder vraiment, et ça s’applique seulement au domaine dont on est spécialiste… J’aime bien qu’il y ait un savoir “littéraire” (lire de l’histoire de l’art) et un savoir sensoriel (regarder), qui s’éduque aussi, qui s’apprivoise mais qui est plus difficile à décrire. J’aime bien que ce soit un “métier” dans le sens ancien du mot, quelque chose qui est de l’ordre du savoir-faire.
“Remplissez-vous les yeux tout le temps, dispersez-vous, ce n’est pas grave, au contraire, d’aimer des choses a priori irréconciliables.”
Quelles sont les leçons que tu as apprises et les conseils que tu donnerais à des jeunes ?
Faites des stages, le plus possible, (même si je sais qu’on n’est à peine payé·e·s, et que l’exploitation systématisée des stagiaires, c’est l’enfer…) ou faites des boulots divers (dans les musées, les monuments historiques, etc.) parce qu’en fait, ce n’est que comme ça qu’on apprend l’existence des différents chemins possibles, et qu’on rencontre des gens aussi… Allez voir le plus de choses possibles.
Continuez à aller voir ailleurs. Pour moi, c’est la littérature, plus récemment l’anthropologie, mais aussi et toujours, le cinéma, la musique, etc. Continuez à vouloir apprendre des nouvelles choses, dispersez-vous un peu. Ce n’est pas grave, au contraire, d’aimer des choses a priori irréconciliables. Faites-vous confiance encore et toujours, et acceptez le fait qu’on ne ressemble pas à ce à quoi on devrait ressembler et ce n’est pas grave : c’est vous qui fabriquez votre métier, et pas l’inverse !