L’art, ce monde impitoyable… Comment devient-on artiste ? Comment infiltre-t-on le monde si fermé de l’art contemporain, des institutions muséales, des galeries chics du Marais ? Comment vit-on de son art et est-ce qu’on peut même vivre d’art et d’eau fraîche ? Face à ces questions déterminantes, que nous pose souvent notre jeune audience, on s’est dit qu’il serait bon de demander directement aux concernées, à des femmes qui ont “percé”, qui se sont fait une place dans un milieu élitiste et compétitif.
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Pour ce premier article “Comment t’as percé ?”, Tiffany Bouelle, artiste peintre, a accepté de répondre à nos questions. Rencontre.
Konbini ⎥ Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Tiffany Bouelle ⎥ J’ai 31 ans, je suis artiste peintre, j’ai grandi à Paris et je ne suis jamais partie. Il m’arrive d’avoir des projets en tant que designer.
Raconte-nous un peu ton parcours.
Mon parcours scolaire a été laborieux, c’est simple : je déteste l’école. En élémentaire, ça ne se passait pas bien, mes origines japonaises faisaient que je subissais du racisme, mes notes n’étant pas bonnes, les professeur·e·s ne m’aidaient pas. Mes parents m’ont mise au collège dans un demi-privé catholique et j’ai redoublé dès mon arrivée car le niveau était difficile. J’ai toujours été un poisson en face d’un arbre qu’il fallait escalader quand il s’agissait de m’asseoir et d’écouter des personnes que je n’aimais pas. Le corps enseignant m’a toujours dit que je serais une ratée, une personne m’a dit qu’elle encadrerait mon brevet si j’avais la chance de l’avoir car c’est le seul diplôme que j’obtiendrai. Ils disaient à mes parents que je n’avais pas le niveau, que j’étais différente puis ils m’ont exclue.
Mes parents ne voyaient pas les choses ainsi. Ils se sont battus pour faire retirer la mention d’exclusion et ont cherché un lycée d’arts appliqués après l’obtention de mon brevet en voyant mon 20/20 en arts plastiques. Mon dossier fut accepté et j’ai appris pendant trois ans à développer les idées, l’histoire de l’art, le nu… J’ai 17 ans, j’annonce que je veux quitter mon foyer et mes parents me disent : “D’accord, mais tu es mineure, c’est une décision personnelle, tu ne recevras pas d’aide à partir du moment où ce choix t’appartient.” Et boum, me voilà propulsée dans la jungle parisienne, l’instinct de survie, les jobs de nuit et le week-end pour payer mon loyer. J’ai été DJ, VJ, plongeuse, cuisinière, développeuse de sites web, serveuse, puis graphiste, photographe, danseuse (alors je ne savais même pas danser). Bref, j’acceptais TOUT.
“Le corps enseignant m’a toujours dit que je serais une ratée.”
En terminale, l’école nous a demandé de faire nos vœux post-bac, par ordre de préférence, après des années de tensions avec mes parents – j’étais très en colère contre la vie et je leur en faisais voir de toutes les couleurs sans vouloir faire de mauvais jeux de mots. J’ai mis en premier choix l’école qui les rendrait ENFIN fiers de moi si j’y étais prise et comble du destin, je suis entrée. Sauf que moi, je ne voulais pas aller là, même si c’était une bonne école de mode. J’ai fait un an et demi, je trouvais que les professeur·e·s n’avaient pas une ouverture d’esprit à la hauteur de la réputation de l’établissement et j’ai tout plaqué. Car les petits boulots additionnés aux études, ça devenait très, très pesant et stressant.
J’ai travaillé pendant quelques années comme styliste mais comme j’étais très jeune, je me faisais écraser en permanence. Je me suis occupée d’un défilé de la Fashion Week à 18 ans et je travaillais pour des marques de luxe à 19, mais je galérais toujours financièrement. J’ai pété mon avant-dernier câble et j’ai postulé pour donner des cours de dessin dans une école maternelle. J’étais entourée d’enfants pendant deux ans, je redécouvrais la vie, et c’est là que le dessin est revenu. À la base, je voulais dessiner des livres pour enfants puisque l’école dans laquelle j’avais donné des cours était à Belleville et en ZEP. Ce n’était pas toujours la joie à la maison. J’avais envie d’offrir une évasion à mes élèves et j’ai commencé à dessiner des héros. J’ai suivi ma mère à un dîner et à côté de moi, j’avais le type qui avait fait Martin Mystère et Totally Spies! et il m’a dit : “J’aimerais bien voir tes dessins”. À partir de là, je me suis dit : “Attends, toute cette énergie, pourquoi ne pas la mettre dans le travail de tes rêves ?” Et je ne l’ai plus jamais lâché depuis.
“Toute cette énergie, pourquoi ne pas la mettre dans le travail de tes rêves ?”
Parle-nous de ton métier d’artiste. Quelle est ton approche artistique, les thèmes que tu explores et les outils que tu utilises ? À quoi ressemble ta journée type ?
Aujourd’hui, ma peinture parle principalement des femmes. J’aborde des sujets considérés comme tabous dans notre société et dans différentes cultures : je voyage pour rencontrer des femmes du monde entier pour les questionner sur leur liberté et le regard qu’elles portent sur elles-mêmes. J’aime bien l’abstraction car cela me permet d’aborder les sujets les plus sombres à travers les courbes et les couleurs que je vois : elles me permettent d’aborder des sujets que certaines personnes ne lanceraient jamais sur la table. Je passe les frontières avec des peintures féministes dans tous les continents.
J’ai aussi des portraits qui sont des personnes que je rencontre. J’ai une passion pour la calligraphie que mon grand-père m’a enseignée ; je ne jure donc que par les pinceaux. Ma journée type commence avec mon chien Pablo que je promène le matin. Je prends une douche, je réponds à mes mails et je briefe mon assistante sur la journée. Je rencontre mes sujets, je peins. Je termine entre 20 heures et 22 heures.
As-tu su très jeune que tu voulais faire ça ?
Je respire quand je peins depuis que je suis enfant. J’ai toujours été effrayée à l’idée de montrer mes dessins publiquement, de partager mon regard sur la vie. C’est pourquoi je suis plus à l’aise à l’idée de parler des autres femmes. Elles sont les sujets et moi, la plume. Mes rencontres me nourrissent. J’aime les gens cultivés, passionnés, envoûtés par la vie.
“Je mangeais des nouilles chinoises à 36 centimes. C’était long, intense, effrayant mais aujourd’hui, je savoure tout ce qui m’arrive avec tant de joie. Rien n’est acquis, tout se construit.”
Quels ont été les obstacles rencontrés sur ton chemin ? Comment as-tu réussi à t’en sortir financièrement, à te développer pour pouvoir en vivre ?
Au début, c’était tendu ! Je mangeais des nouilles chinoises à 36 centimes et je vendais mes bijoux de famille – j’espère que ma mère ne va pas me lire car c’est franchement terrible… Je n’ai jamais rien lâché : c’était impossible pour moi de ne pas réussir à devenir indépendante. Je suis partie à 17 ans et en gros, j’ai commencé à devenir stable financièrement à 24-25 ans. C’était long, intense, effrayant mais aujourd’hui, je savoure tout ce qui m’arrive avec tant de joie. Rien n’est acquis, tout se construit.
Quelles sont les leçons que tu as apprises et les conseils que tu donnerais à des jeunes ?
Il faut en n’avoir rien à foutre de sa réputation, des jugements, des rabaissements, dépasser ses peurs pour découvrir son super-pouvoir. Donnez tout si vous avez trouvé une passion, même si elle est différente dans quelques années. Le tout, c’est d’essayer. Ne laissez jamais les gens que vous aimez vous faire changer d’avis sur quelque chose qui peut être une source de bonheur pour vous. Au pire, ça vous fait du mal et ça vous rendra plus fort. La vie n’est pas un chemin tout tracé, parfois, vous voyez quelqu’un d’autre suivre la route que vous pensiez être la vôtre et puis si vous donnez tout, juste à droite, il y a une allée en fleurs pleine de surprises.