Comment photographier le silence, le flottement et l’inquiétude ? Nanténé Traoré fige ces espaces qu’on ne prend pas le temps de regarder

Comment photographier le silence, le flottement et l’inquiétude ? Nanténé Traoré fige ces espaces qu’on ne prend pas le temps de regarder

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© Nanténé Traoré

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

"J’ai pris ces photos mais je n’ai pas eu l’occasion de vivre ces moments. C’est une posture assez triste, de ne pas pouvoir y être pleinement."

Il y a deux ans, le travail de Nanténé Traoré se donnait à voir. Le grand public découvrait sa série Tu vas pas muter, pour laquelle il avait documenté, “loin du folklore”, les injections hormonales de personnes trans. C’est à ce moment-là que nous l’avons rencontré, et depuis, le voilà exposé aux Rencontres d’Arles. Cette année, il présente L’Inquiétude, une série photographique protéiforme où règnent le silence, un sentiment de flottement et d’attente.

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“Il semble se jouer ici une inquiétude profondément enracinée, celle d’être au monde et celle de devoir composer avec ce moment du monde et sa ritournelle de crises. Certaines images laissent présager une tension : une amorce de pellicule cramée d’où s’échappe un nuage de fumée, une chambre d’hôpital aux draps encore tièdes, des anxiolytiques méticuleusement disposés sur une table de chevet. […] S’il ne se passe presque rien dans ‘ces espaces entre-deux’ où l’ennui rôde, la vacuité d’un courant d’air frôlant la peau nous rend bel et bien vivant·e·s, sentant·e·s et désirant·e·s, toujours sur le qui-vive”, écrit Audrey Illouz, la commissaire d’exposition du Prix Découverte de la Fondation Louis Roederer, qui a sélectionné l’artiste.

Face à ces images d’espaces que personne ne prend le temps de regarder et sur lesquels Nanténé Traoré a posé son œil, tous les jours, sans relâche, lui qui est si habitué à photographier l’humain, nous avons voulu prendre de ses nouvelles depuis notre première interview et en savoir plus sur sa série. Sur ces diptyques cataclysmiques, ces boîtes d’anxiolytiques à son chevet, sur ce flou auquel il tient et sur les émotions qui colorent ses photographies. Rencontre.

© Nanténé Traoré

Konbini | Salut, Nanténé, on te retrouve deux ans après ta série Tu vas pas muter, présentée lors du prix Utopi·e. Raconte-nous ces deux dernières années qui ont mené à L’Inquiétude, en ce moment exposée aux Rencontres d’Arles ?

Nanténé Traoré | Depuis notre dernière interview, Tu vas pas muter a beaucoup été exposée, elle a même été achetée par le CNAP. J’ai pu arrêter définitivement cette série, qui est super pour ce qu’elle représente, pour la joie qu’elle a apportée à plein de gens, pour la diffusion auprès de plein de publics. C’est une série qui m’a permis de faire connaître mon travail en tant qu’artiste. Mais ça a été très difficile aussi : c’était deux ans de travail bénévole, et sur un seul axe, chose que je n’apprécie pas tellement faire en temps normal.

Ça m’a drainé, j’étais à sec et je ne savais pas où j’allais après. Je me suis retrouvé en janvier-février 2023 en burn-out. Je n’avais plus d’idées, je faisais toujours de la commande de portraits et j’en avais marre de parler des gens. Je n’ai pas eu le temps, ces deux dernières années, de me poser pour me demander de quoi j’avais envie de parler à la base, ce que j’avais envie de faire. C’était un peu comme le deuxième album pour les musicien·ne·s : les gens t’attendent à un endroit super précis après le premier album. C’était très dur car j’avais envie d’aller chercher ailleurs, de ne pas être catégorisé, après Tu vas pas muter, à la photographie queer uniquement : “Ah, Nanténé, c’est le mec qui photographie les personnes trans.” Cette série a eu un intérêt dans mon travail pendant un temps, mais j’avais besoin de parler d’autre chose.

© Nanténé Traoré

Et comment L’Inquiétude est née ?

Pendant mon burn-out, j’étais à la campagne, en Creuse, chez ma belle-mère, et je relisais Errance de Raymond Depardon. Il a fait un road trip aux États-Unis tout seul pendant un an. Il s’est fixé la contrainte de prendre une photo par jour en portrait avec la même pellicule tout le temps, et ça a donné Errance, où il parle du processus de création de cette auto-commande. Je me suis dit que la contrainte était hyper intéressante et que ce serait bien, pour moi, de faire quelque chose de plus cadré. Quand tu n’as pas d’idées, donne-toi un exercice, du cadre. Ça t’amènera justement à penser à des idées originales, à sortir du cadre.

C’est difficile de commencer sur une page blanche, et donc, je me suis donné cette contrainte : comme j’en ai marre des gens, je vais photographier le moins de gens possible, par exemple de la nature morte ou du paysage, en paysage parce que je n’en fais jamais, et avec une pellicule que je n’utilise jamais et qui est la Kodak Gold 200, très peu produite et donc périmée. Les couleurs sont très voilées, elle est très compliquée à utiliser donc je me suis dit que j’allais faire avec ça. Je voulais faire exactement ce que je ne faisais pas. Et c’est comme ça que j’ai commencé à photographier la Creuse chez ma belle-mère.

© Nanténé Traoré

Peux-tu nous dire d’où tu tires ce titre ?

En parallèle, je lisais la pièce L’Inquiétude, de Valère Novarina. C’est une pièce qui commence par : “Alors je me suis assis et j’ai dit aux pierres : l’action est maudite.” C’est une phrase qui m’a bouleversé la première fois que je l’ai lue. J’ai besoin de calme et de silence dans ma vie et je suis profondément d’accord avec Novarina quand il dit que l’action est maudite. C’est un hommage direct à cette pièce de théâtre. Et en la lisant, je me disais que j’avais envie de parler de ça : d’immobilité, d’attente, de flottement.

“Le fait d’être dans un état émotionnel, qui était celui que je traversais à ce moment-là, forcément, colorait mes photos”

Quelle a été ton intention artistique pour cette nouvelle série ?

Je faisais cette série en me disant qu’il fallait que je regarde davantage ce qui m’entourait. J’ai fait ces images en pensant à L’Inquiétude, en essayant vraiment de regarder autour de moi, dans les paysages, ce que je pouvais faire ressortir en termes d’émotions. Au bout d’un moment, j’ai eu beaucoup d’images et je me suis rendu compte qu’il y avait toute une partie de mon travail que j’avais vraiment laissée de côté. L’Inquiétude est un Frankenstein composé d’exercices de style, d’archives photo et des images que je continue à faire aujourd’hui. À la base, cet exercice, je ne le voyais pas comme une série mais comme un moyen de continuer à faire des images, pour ne pas perdre la main.

Le fait d’être dans un état émotionnel, qui était celui que je traversais à ce moment-là, forcément, colorait mes photos. L’inquiétude, c’est un état d’alerte, qui correspond à la pratique de la photographie : t’es obligé·e tout le temps de regarder ce qui se passe. Tu n’es pas passif·ve par rapport à l’espace. J’ai pris conscience que je photographiais toujours les mêmes choses, que mon œil était attiré par les mêmes obsessions, et que ces obsessions sont devenues des thèmes.

© Nanténé Traoré

Quelles questions ta série a-t-elle soulevées ?

On fait tout le temps plein de choses, on est tout le temps en alerte alors qu’on vit beaucoup de choses aussi quand on ne fait rien. On est dans des sociétés capitalistes, hyper productivistes, qui font qu’on a oublié comment ne rien faire. Qu’est-ce qui se passe quand tu ne fais rien ? Qu’est-ce qui se passe dans les espaces où il n’y a rien ? Dans les espaces que personne ne regarde ? Aujourd’hui, je trouve ça plus intéressant de photographier la trace de quelqu’un, plutôt que la personne en elle-même, sa représentation frontale.

“Si on pense l’image comme un souvenir, comment on replace sa matérialité ?”

Ces traces et ce flottement se ressentent énormément dans les couleurs délavées de tes images et dans la scénographie de ton exposition.

Il y a toujours un léger flou, car j’adore travailler avec le flou. J’aime bien les photos qui devraient être nettes et qui ne le sont pas, comme la photo de ma fille qui regarde directement l’objectif. Et à l’inverse, la photo la plus nette, c’est celle du sac plastique, alors qu’il n’y a rien dans ce sac plastique. J’ai beaucoup travaillé sur la mémoire, ces dernières années, et quand j’ai pensé la scénographie d’Arles. J’ai utilisé plein de supports qui pourraient eux-mêmes être des pourcentages d’ancrage mémoriel. Ça va du plus éphémère avec ce voilage, qui est la plus belle photo de l’exposition et qu’on ne voit pas, aux gros plexiglas. On n’est pas maîtres de ce qui va rester dans nos mémoires. Si on pense l’image comme un souvenir, comment on replace sa matérialité ?

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Tout fonctionne un peu en diptyques, en triptyques…

C’était important pour moi de revenir au collage. L’image sur le voile est un collage, et celle sur la brisure d’angle représente deux images qui fonctionnent en une. J’ai voulu jouer avec les volumes, les casser. Coller, c’est tellement instinctif pour moi que je ne réfléchis pas à ce que j’associe. L’Inquiétude, c’est un endroit où je n’ai pas envie d’avoir à en parler, qui fait ressentir des choses, qui possède des charges émotionnelles à des endroits.

“Tu ne peux jamais être à l’endroit où tu photographies, tu regardes la vie être. Tu deviens une espèce de vagabond dans le monde”

Même si tu dis en avoir eu “marre des gens”, il y a quand même un peu d’humains dans ta série, des présences fantomatiques.

Il y a beaucoup de fantômes. On peut s’arrêter sur la photo de ma sœur qui dort sur l’herbe. Cette photo est importante car elle fait le lien entre ma réalité de photographe et mon désir de peinture, qui est de plus en plus fort. Cette photo, c’est la quintessence de ce rêve de peinture, le contrepied de la photographie contemporaine. Elle devient peinture et on est dans un espace de rêve. J’aime beaucoup les écrits de Gaston Bachelard, qui décrit le rêve comme un espace très positif dans l’imaginaire collectif mais aussi très fermé. Le sommeil est proche de la mort, il n’y a plus rien qui existe et on n’est plus sûr·e·s que le monde continue d’exister quand on dort. Les choses existent en dehors de nous, tu ne peux jamais être comme la personne qui rêve. Il y a une distance qui se crée.

Il y a un auteur et critique d’art qui s’appelle Alain Bergala, qui a écrit toute une série de textes sur le photographe Johan van der Keuken. Dans “De la photographie comme art de l’inquiétude”, il a théorisé le principe de vitre entre les photographes et les photographié·e·s. Quand tu photographies quelqu’un, tu as toujours une vitre entre toi et le monde, et être photographe, c’est être en dehors du monde. C’est extrêmement inquiétant comme endroit où être. Tu ne peux jamais être à l’endroit où tu photographies, tu regardes la vie être. Tu deviens une espèce de vagabond dans le monde, comme un Depardon par exemple. J’ai pris ces photos mais je n’ai pas eu l’occasion de vivre ces moments. C’est une posture assez triste, de ne pas pouvoir y être pleinement.

© Nanténé Traoré

C’est une série plus proche de la recherche poétique, d’une étude de l’esthétique, que du documentaire ?

Plus ça va, moins je me place dans une approche documentaire ou autobiographique. Documenter ma vie ne m’intéresse pas. Je suis plus dans la recherche esthétique et je veux sonder les limites de la photographie. Comment on construit un espace cohérent esthétiquement ? Comment on construit une image quand il n’y a rien d’intéressant dedans ? Comment on prend les images du quotidien ? Est-ce que c’est une question de cadrage, de couleurs, d’heures à laquelle on les prend ? Comment une image répond parfaitement à un sentiment qui est non exprimé ? Comment on fait une image juste, à partir d’une image manquante, d’espaces dans lesquels on ne peut plus aller ? Tout ça traverse L’Inquiétude et il n’y a pas une seule bonne réponse, il y en a plein.

Pour finir, quels sont tes projets pour la suite ?

Je vais exposer à la foire d’art Frieze London. Je vais faire partie d’une exposition collective au Frac des Pays de la Loire, à Nantes, qui s’appellera “Sur tes lèvres”, et qui a été pensée en réponse au Baiser de l’artiste d’ORLAN. Avec Mécistée Rhea, j’ai aussi bossé sur l’écriture d’une pièce de théâtre qui va jouer, intitulée À la tâche à venir (celle d’enterrer le monde). Je vais aussi publier une série sur des expérimentations d’altérations chimiques dans le magazine annuel britannique Somesuch Stories. Et l’année prochaine, j’inaugurerai mon exposition solo à la galerie Sultana !

© Nanténé Traoré

© Nanténé Traoré

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L’Inquiétude, de Nanténé Traoré, est exposée à l’occasion des Rencontres d’Arles, à l’espace Monoprix, jusqu’au 29 septembre 2024.

Konbini, partenaire des Rencontres d’Arles.