(© Republic Records)
À voir aussi sur Konbini
En 1964, la chanteuse Wendy Rene sortait le single “After Laughter“, que RZA, le beatmaker du Wu-Tang, s’appropriera 30 ans plus tard pour en faire l’un de ses samples les plus récurrents. Cette année, c’est la chanteuse Ariana Grande qui a exploité l’émotion de ce classique de la soul pour exorciser ses démons.
Le succès du dernier album d’Ariana Grande n’a strictement rien d’anodin. En trustant les premières places des charts avec Thank U, Next, sorti le 8 février dernier, elle confirme sa capacité à se relever des drames qu’elle a vécus. Comme celui du 22 mai 2017, lorsqu’un terroriste déclenchait sa ceinture d’explosifs à la sortie de son concert de Manchester, faisant 23 morts et plus d’une centaine de blessés. Ou comme le décès de Mac Miller, le 7 septembre 2018, quelques mois après qu’elle l’a quitté. Ariana Grande est forte, mais toutes ses plaies n’ont pas encore cicatrisé.
Une carrière éclair
Thank U, Next est son album le plus sombre. Tournant autour du thème de la reconstruction, il explore les failles derrière les strass, Ariana Grande y racontant ses difficultés à faire semblant d’aller bien, quand elle peine à se libérer de ses démons. Elle l’explique d’ailleurs de façon on ne peut plus explicite sur le titre “Fake Smile” :
“I can’t fake another smile
I can’t fake like I’m alright
And I won’t say I’m feeling fine
After what I been through, I can’t lie”Traduction : “Je ne peux pas continuer à faire des faux sourires
Je ne peux pas faire semblant d’aller bien
Et je ne dirai pas que je vais bien
Après tout ce que j’ai subi, je ne peux pas mentir”
En introduction du titre, on entend une complainte soul, elle aussi très à propos, répétant cette maxime fataliste : “After laughter come tears” (“Après le rire viennent les larmes”). Elle est chantée par Wendy Rene et ses choristes, et est samplée ici par les producteurs Pop Wansel et Happy Perez. Ce titre, intitulé “After Laughter“, est sorti en 1964 sur le légendaire label Stax.
Originaire de Memphis, la chanteuse, décédée le 16 décembre 2014, a d’abord officié dans une formation gospel, The Drapels, pour ensuite adopter en solo le nom de Wendy Storm, puis de Wendy Rene. Après plusieurs succès, dont celui de “After Laughter“, elle met un terme à sa carrière dès 1966 pour se consacrer à sa famille. Mais alors qu’elle s’apprêtait à reprendre du service, survint un événement qui aurait bien pu la mener à sa perte.
Le drame du 10 décembre 1967
En 1967, elle est appelée pour accompagner, en tant que choriste, Otis Redding, la star de la soul et fer de lance de Stax Records, pour une série de trois concerts à Nashville. Le 10 décembre, avant de prendre l’avion, elle se ravise et fait demi-tour, pensant être plus utile auprès de son nouveau-né. L’avion parti sans elle s’écrasera finalement sur la surface gelée du lac Monona, dans le Wisconsin, provoquant le décès d’Otis Redding et de six des musiciens des Bar-Kays. Seul le trompettiste Ben Cauley en réchappe.
Wendy Rene mettra plus de trente ans à revenir dans l’industrie de la musique. Mais ses singles ne sont en rien perdus. Au début des années 1990, alors que le hip-hop s’est déjà mis depuis plus de quinze ans à se construire un son sur la musique d’autres artistes via le sampling, le beatmaker RZA, tête pensant du Wu-Tang Clan, déterre “After Laughter” et lui donne une seconde vie qui, année après année, fera revenir Wendy Rene sur le devant de la scène.
RZA a toujours revendiqué son attirance pour les samples du catalogue de Stax. Lorsque le Wu-Tang sort son premier album, Enter The Wu-Tang (36 Chambers) en 1993, le producteur incorpore le titre “Tearz“, basé sur deux motifs de “After Laughter“ : la fameuse phrase du refrain chantée par les choristes et la rythmique d’orgue, qui fait office de ritournelle dans le morceau d’origine. Ces deux éléments musicaux dominants, tout comme son atmosphère sonore unique, sont la base du succès du titre, puis de son retour en grâce.
Réutiliser la recette
Après que RZA a samplé “After Laughter”, Wendy Rene connaît donc un regain d’intérêt de la part du public. Surtout, le producteur va commencer à s’approprier ce sample, qui devient l’une de ses marques de fabrique. C’est ainsi qu’on le retrouve sur une autre de ses instrus, celle de “Stimulation“ de Method Man, en 1994. Dans ce marasme de voix et d’échantillonnages, on distingue les mots “after“ et “laughter“ découpés, retravaillés et filtrés.
Cinq années plus tard, RZA sort l’un de ses albums solos, et invite son pote Ol’ Dirty Bastard en featuring. Cette fois, c’est la toute fin du titre d’origine qui est choisie, avec ces cris stridents de Wendy Rene. Ils sont présents durant tout le morceau “Black Widow Pt. 2“, jusqu’à l’overdose.
Après cela, beaucoup de beatmakers vont se réapproprier ce sample. On le retrouve chez Chinese Man, G-Unit, Rockin’ Squat, Ayatollah, French Montana, ou plus récemment encore sur le dernier album de Metro Boomin, en introduction du morceau “Borrowed Love“ en featuring avec Swae Lee, lui-même moitié du duo Rae Sremmurd.
Lorsque l’on sample un titre, on sample aussi, parfois, sa signification, son intention, son discours. Dans le cas du morceau “After Laughter“, le propos évoqué dans le texte est d’une importance capitale. On sample la musique, mais aussi les paroles.
Cependant, peu sont les artistes à être parvenus à faire autant ressortir cette ambiance fataliste qu’Ariana Grande sur “Fake Smile“. Il y a un sentiment de suite logique avec la chanson de Wendy Rene. Si “Fake Smile“ n’est pas le meilleur morceau de la jeune chanteuse américaine, il est cependant l’un de ses plus intimes et émouvants. Et ce, en grande partie, grâce au sampling.