Pour fêter ses 10 ans de carrière solo, Nawel Ben Kraïem a dévoilé une compilation sous forme de célébration, 3arabic Touch. Dans le même temps est paru son deuxième recueil de poésie, Le corps don. À travers ces deux projets, l’artiste laisse libre cours à son amour des mots, des sons, des émotions qui se partagent, qui se chantent en chœur, qui se savourent en secret. Après une décennie passée en partie sous l’étiquette réductrice de la “world music”, Nawel Ben Kraïem affirme sa multiplicité et sa soif de création cathartique. Rencontre en cinq points.
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Multiplicité
Née en Tunisie et arrivée en France à 16 ans, Nawel Ben Kraïem a navigué entre ses deux pays et ses deux langues dans les eaux parfois troubles de l’incompréhension française à célébrer les identités plurielles. Dans les années 2000 et 2010, chanter en français et en arabe, mélanger les influences, les rythmes et les instruments forçaient l’entrée dans la catégorie “musique du monde” avec la difficulté d’en sortir. Aujourd’hui, des TIF, Saint Levant, Lolo Zouaï et bien d’autres ne passent plus sous l’étiquette forcée de la world music. Les années passant, et grâce à la création de son propre label, Nawel Ben Kraïem se libère des étiquettes et déploie ses multiples facettes.
Nawel Ben Kraïem. (© Nora Noor)
“Mon rapport à la multiplicité s’est apaisé, j’ai pu sortir de ces petites cases, je ne me sens plus obligée de toujours croiser. Je viens de sortir un livre en français, édité dans une maison française [Le corps don, aux éditions Bruno Doucey, ndlr], et de l’autre côté j’ai une chanson en arabe qui a été choisie pour une série arabe [AlRawabi School for Girls, ndlr] avec des Arabes, en arabe.
On est plein de choses à la fois mais on n’est pas obligées de tout être à la fois tout le temps. On peut être pleinement une partie de nous, puis une autre et une autre, et, paradoxalement, c’est ça qui n’est pas réducteur. Laisser toute la place à ce qu’on est quand on veut l’être. […] On m’a souvent demandé pourquoi j’écrivais en arabe ou en français, mais c’est une impulsion viscérale, les choses sortent naturellement. C’est après qu’on me fait me poser la question de pourquoi j’ai écrit en telle ou telle langue.
Je me surveille vachement moins. C’était plus oppressant avant, l’autoproduction permet un vrai tampon. Je peux me réapproprier mon propre propos. Les artistes s’autorisent davantage à prendre la parole et je pense qu’en face il y a quelque chose de plus réceptif aux identités multiples. Ça bouge partout. Les artistes bougent, le milieu aussi. Il ne faut pas oublier qu’on ne fait jamais les choses seules : si j’ai eu le courage, à 30 ans, de monter mon propre label, c’est parce que les voix s’étaient ouvertes, qu’il y avait des voix féminines décisionnaires dans le monde de la musique. Quand tu as ton propre label, tu choisis qui te représente, comment tu te présentes au monde.”
Amour de la scène
La chanteuse est multiple sans pour autant se dissocier. Ce n’est pas tant que l’on a affaire à deux Nawel Ben Kraïem différentes selon qu’on la rencontre autour d’un thé ou sur scène, mais plutôt que des énergies différentes semblent prendre le dessus selon où elle se trouve. Si elle affirme (et célèbre) une certaine douceur dans sa personnalité, elle a trouvé dans la scène son endroit, un lieu où elle laisse exploser sa passion pour les mots, la musique, la rencontre avec le public. Ses premières expériences avec la scène n’étaient cependant pas en lien avec la musique mais avec le théâtre, à l’adolescence, alors qu’elle vivait encore en Tunisie :
“Pour moi, c’était un endroit où on était libre d’explorer l’âme humaine dans tout ce qu’elle a de contradictoire, un personnage de théâtre peut être jaloux, très en colère ou triste, le tout sans censure. Comme je suis quelqu’un d’assez sensible, c’était un contrepoint qui me faisait du bien. Ma sensibilité y devenait même un atout. Sur scène, je suis dans un état de concentration et de présence qui n’est pas parasité ; alors que dans la vie, je peux avoir une certaine timidité qui fait qu’en même temps que je vis la scène je pense à ce que je suis en train de vivre. Sur scène, c’est presque de l’ordre de la transe, je suis présente à 1 000 %.
Il y a quelque chose de précis avec la scène, on ne s’y fait pas interrompre, la parole n’est pas diluée, en ce sens, ça rejoint l’écriture. On peut aller assez loin dans ce qu’on a à dire et à ressentir, sans que ce soit mal interprété. C’est un endroit d’expression assez pur, un endroit où on sent que l’autre communie, un endroit de vérité et de sincérité. On peut être précise et entière tout en touchant quelqu’un d’autre au même endroit de vérité. Il y a vraiment la recherche de rencontrer l’autre.”
Résilience
Au fil de la conversation avec l’artiste, malgré sa douceur et son sourire, une sous-couche de heurts, d’“accidents” et de “chaos” se fait sentir. Des heurts qui ont, semble-t-il, nourri sa créativité et sa sincérité.
“Ces petits accidents que j’ai vécus, au sens propre et figuré, ont sans doute instillé une certaine urgence, l’idée qu’il ne fallait pas que je triche, que je n’avais pas de temps à perdre. Mes deux années d’arrivée en France ont été assez écorchées, chaotiques. À l’adolescence, à mon arrivée à Toulouse, je voulais m’extirper, j’avais besoin d’horizon. Si ça avait été plus doux, j’aurais peut-être fait les choses plus doucement.
L’art apparaît comme un besoin viscéral, une nécessité, quelque chose de salvateur. Comme si, si tel texte, telle chanson ou tel moment sur scène n’existait pas, il y aurait quelque chose qui pourrait s’éteindre ou s’étouffer. Globalement, avec cette sensibilité aux choses un peu profondes, chaotiques, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, il y a quelque chose qui dépasse l’idée même de résilience. Être OK avec ses traumatismes et les transformer, métaphoriquement, en fête quand on parle d’un concert ou en petit cadeau quand on parle d’une chanson, c’est sublimer la blessure, c’est en faire une dorure, ce n’est pas juste fêter la vie, c’est de la survie, ça aurait pu s’arrêter là mais on en fait quelque chose, et à destination d’autrui en plus. Dans ma musique, il y a toujours eu ces deux dimensions : intime et collective.”
Nawel Ben Kraïem. (© Nora Noor)
Engagement
Cette conscience et importance donnée à l’autre – aux autres – est prégnante dans l’art et la vie de Nawel Ben Kraïem, qui laisse rarement des “je” orphelins de “nous”.
“À l’échelle individuelle, je peux voir que j’ai retrouvé un souffle grâce à mon art. Mais ce qui me touche, c’est que c’est valable pour presque tous les humains, il faut croire à l’histoire de plein de pays, dont le mien. J’ai grandi avec une conscience très forte de la dictature, mes parents étaient syndiqués, ils ont vécu des intimidations, des agressions. Je crois aux libérations grâce au collectif. Des manifestations ont pu faire basculer les choses, même si ce qu’il se passe en Tunisie est très vertigineux aujourd’hui, il y a eu un véritable avant/après les manifestations. Ça, j’y crois. [silence] Je crois quand même que je crois en l’humain.
Dans 3arabic Touch, j’ai inclus un poème du poète palestinien Mahmoud Darwich, que je chante souvent sur scène. Ça me semblait important d’ajouter cette chanson, puisque, depuis octobre dernier, je la chante encore plus régulièrement. C’est ma manière à moi de prendre la parole, de façon poétique. Mon engagement prend cette forme-là et c’est là où je suis le plus juste. Rien que parler d’un poète palestinien sur scène ou dans les médias, c’est vu comme de l’engagement. Il y a quelque chose de très violent dans la silenciation. Habituellement, j’écris mes textes mais là, quitte à être porte-voix, autant porter une voix palestinienne. C’est une voix qui précède et raconte que ces violences sont là depuis tellement longtemps. On n’a pas les mots pour raconter ce qu’il se passe. C’était très important pour moi, de m’exprimer à mon endroit, avec mes armes à moi.
C’est un poème désespéré de désolation, sur l’inhumain et l’impossible, sur ce qui se passe dépasse l’humanité. Il dit qu’on est moins humains que les oiseaux, que la pluie. Il a un humanisme qui lui est propre, dans lequel je me reconnais et avec lequel je reconnecte souvent parce que si tu arrives à dire cette désolation et cette inhumanité avec autant de beauté et d’humanité, c’est qu’il y a de l’espoir. Le propre de la poésie et la musique, ce n’est pas de dire les choses de façon à nous convaincre que c’est affreux ou inhumain, c’est de le dire avec émotion. Littéralement, l’émotion, ça signifie bouger, donc ça veut bien dire qu’on y croit, puisqu’on utilise ces armes-là. La preuve qu’on n’est pas désarmés.”
Colère
Au fil de son parcours de vie, de son chemin artistique, Nawel Ben Kraïem a apprivoisé ses envies, ses aspérités et ses moyens d’expression, avec toujours en ligne de mire un idéal de liberté. Derrière sa “pudeur” et sa “douceur”, elle affirme notamment son droit à la colère, en témoignent ses mots : “Nous ne sommes pas sans recours / Méfiez-vous de nos colères”.
“On a longtemps fait de la colère quelque chose qui fait peur, alors que ça peut être beau. Sur ce sujet, c’est plus facile pour moi de parler au pluriel. Parce que la colère, c’est quelque chose qu’on nous a beaucoup volé, une émotion que les hommes ont le droit d’avoir et nous pas trop, alors que c’est une émotion qu’on a le droit d’avoir. La colère, c’est quelque chose de l’ordre de l’affirmation de soi, c’est hyper sain. Il faut savoir dire non, parce que refuser, c’est nommer.
Dans la vie, je ne me mets pas facilement en colère, je suis quelqu’un de beaucoup trop doux dans mes rapports. Je libère quelque chose dans ma musique que je n’arrive pas forcément à faire dans ma vie. J’aimerais apprendre à vivre ma colère. Quand quelque chose est injuste et qu’on se met en colère, c’est qu’on en a quelque chose à faire, qu’on attend quelque chose de mieux du monde. Il y a une énergie d’affirmation très intéressante qui va avec la colère, une énergie que je souhaite aux oublié·e·s.”
Vous pouvez retrouver Le corps don aux éditions Bruno Doucey et 3arabic Touch ici.
Nawel Ben Kraïem sera présente au festival Voix Vives, de Sète, jusqu’au 24 juillet 2024 et à la Maison de la Poésie le 10 septembre 2024.