Chaque jour, l’artiste gazaoui Maisara Baroud partage une nouvelle œuvre en noir et blanc sur son compte Instagram. En plus de documenter son quotidien ainsi que “la souffrance quotidienne de plus de 2 millions de personnes déplacées”, il publie ses travaux pour rassurer ses proches en dépit des problèmes d’électricité, de réseau et de communication : “C’est pour leur dire : ‘Je suis toujours en vie’.”
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Konbini | Bonjour Maisara, peux-tu nous expliquer quand et pourquoi tu as commencé à créer et à publier des œuvres d’art tous les jours sur les réseaux sociaux ?
Maisara | Cela fait de nombreuses années que j’écris mes journaux dans des carnets de croquis personnels, mais l’idée de publier et de partager a commencé au moment de la pandémie du Covid-19. Je dessinais quotidiennement, je publiais mes dessins et je les partageais avec mes ami·e·s via les réseaux sociaux. Depuis le 7 octobre, l’occupation, avec ses avions et ses bombes, nous a tout pris, mais j’ai veillé à maintenir mon habitude de dessiner quotidiennement et de publier mes dessins chaque fois que l’occasion se présentait.
Communiquer et contacter des ami·e·s est très difficile. La communication et la prise de contact avec mes ami·e·s étaient difficiles et parfois impossibles en raison des coupures répétées des réseaux téléphoniques, Internet et électriques. J’ai enregistré et documenté mon journal de guerre et je me suis engagé à raconter l’histoire telle que je la voyais, loin de la propagande et du récit officiel. Dans mes journaux, je raconte les villes défigurées, les meurtres, les destructions, l’exil, la patience, la résilience, les fêlures, la douleur.
As-tu déjà pensé à arrêter de dessiner ce quotidien à Gaza ?
Dessiner au quotidien est difficile compte tenu des circonstances et du manque de lieux appropriés : tout a été détruit. Le dessin était le seul exutoire qui me permettait d’oublier la peur, l’angoisse et la fatigue, qui nous accompagnent chaque jour alors que nous remplissons nos obligations familiales et qu’on essaie, jour après jour, de survivre à la mort qui peut nous arracher par surprise, à chaque instant. […] J’essaie de documenter une partie de ce qui arrive ici mais la réalité est plus terrible encore, je ne connais aucune langue qui pourrait en rendre compte.
“Le dessin était le seul exutoire qui me permettait d’oublier la peur, l’angoisse et la fatigue”
Tes dessins ont-ils changé au fil du temps ?
Il y a constamment des nouveaux sujets, des nouvelles idées que je présente dans mes dessins. Leur point commun, c’est l’encre noire sur le papier mais le style, les outils et le traitement artistique dépendent du sujet, de l’événement ou de l’idée. […] J’avais plein d’idées et de notes pour le futur dans mon studio mais, malheureusement, j’ai tout perdu lorsque les avions de l’occupation et du gouvernement israélien ont détruit mon studio, ma maison et mon bureau. J’ai perdu tout mon travail, mes biens, mes notes et mes archives privées. Mais cela ne m’a pas empêché de continuer à dessiner et ce malgré la guerre d’extermination que nous subissons.
J’écris et j’enregistre tout sur la guerre dans mon journal, avec des outils simples, dans un style simple. J’essaie de partager cela avec mes ami·e·s et abonné·e·s sur les réseaux, en défiant la machine de guerre, le siège et les frontières. Mes dessins quotidiens étaient comme un message à mes ami·e·s : “Je suis toujours en vie.”
Pourquoi avoir choisi de partager uniquement des dessins en noir et blanc ?
Peut-être, déjà, parce que je me suis convaincu que j’étais un coloriste raté – et c’est peut-être le cas, d’ailleurs. Ou peut-être en raison de la capacité de ces deux couleurs à former une dualité contradictoire que j’ai pu explorer jusqu’au bout : la dualité entre le bien et le mal, la guerre et la paix, la victoire et la défaite, la vie et la mort, la prison et la liberté et d’autres concepts que j’aborde au sein de mes œuvres.
“Nous, tout ce qu’on veut, c’est le droit à vivre dans la dignité, comme les autres peuples du monde”
Que souhaites-tu transmettre à travers ton art ?
À travers mon art, j’essaie de transmettre l’histoire telle qu’elle est, loin de la propagande et du récit officiel. Je veux transmettre la vérité que beaucoup ignorent, je veux transmettre la souffrance quotidienne de plus de 2 millions de personnes déplacées. Elles vivent la cruauté de la guerre, l’injustice de l’occupation et de son siège qui dure des décennies. […] À travers mon art, je veux créer une image différente de celle que l’occupation donne des Palestiniennes et des Palestiniens, car Israël les présente comme des barbares, des sauvages arriérés et des meurtriers. Nous, tout ce qu’on veut, c’est le droit à vivre dans la dignité, comme les autres peuples du monde.
“Nous nous reconstruirons à nouveau”
Y a-t-il un message que tu aimerais transmettre à notre public français ?
La guerre a une fin. Les guerres sont des circonstances temporaires qui ne durent pas éternellement. Nous sommes un peuple qui aime la vie, qui cherche à l’obtenir dignement et, malgré les tragédies que nous avons vécues et que nous traversons actuellement, nous nous reconstruirons à nouveau. C’est une tâche qui incombera à celles et ceux d’entre nous qui survivront…
Mais compte tenu de l’ampleur des destructions qui nous sont infligées, cela demandera beaucoup d’efforts, du temps, de la foi et des actions collectives… J’espère que la guerre se terminera bientôt et que nous récupérerons nos droits qui nous ont été volés. Nous espérons reconstruire la ville, redonner vie à ses rues et ruelles, restaurer le bleu de la mer et trouver des endroits pour rebâtir les nids des oiseaux loin de cette existence où la vie est constamment mêlée à une odeur de mort qui plane, fraîche et continue, autour de nous.
Vous pouvez retrouver le travail de Maisara Baroud sur son compte Instagram. Merci à Sabrina Salama pour son travail et son aide à la traduction.