C’est la vente du siècle en Autriche : le Portrait de Mademoiselle Lieser de Gustav Klimt, estimé entre 30 et 50 millions d’euros, a été mis aux enchères à Vienne, malgré les zones d’ombre autour sa provenance. L’événement est historique à plus d’un titre, “aucune œuvre comparable” n’ayant jamais été proposée dans le pays natal de l’artiste, selon Claudia Mörth-Gasser, responsable de la section d’art moderne de la maison im Kinsky.
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Hier soir, il a été vendu pour 30 millions d’euros (35 millions avec les frais), en deçà des attentes, à une collection privée de Hong Kong, HomeArt. L’acheteur a promis de mettre pendant trois mois l’œuvre à la disposition du musée du Belvédère à Vienne, qui abrite le fameux Baiser de Klimt. Le responsable de la maison de vente im Kinsky, Ernst Ploil, s’est dit “déçu” du prix final, rejetant la faute sur “les nombreux articles de presse critiques qui ont déstabilisé” les acheteur·se·s. Il n’en restait plus qu’un en lice, a-t-il regretté, les autres ayant renoncé devant les zones d’ombre autour de la provenance du tableau.
“Personne ne s’attendait à ce qu’un tableau de cette importance, qui avait disparu depuis cent ans, refasse surface”, a déclaré la maison d’enchères, alors que le précédent record autrichien s’élève à “seulement” 7 millions d’euros pour une peinture flamande vendue en 2010. Le prix pouvait monter très haut, au vu de la cote actuelle de Klimt dont une toile a été adjugée en juin 2023, à Londres, 86 millions d’euros, du jamais-vu en Europe. Ce portrait ressuscité et non signé faisait donc sensation. D’autant qu’il est très bien conservé et n’a jamais quitté l’Autriche.
Depuis qu’il a été dévoilé en janvier, on s’est bousculé pour l’admirer lors d’expositions précédant la vente en Suisse, en Allemagne, en Grande-Bretagne, à Hong Kong et bien sûr, à domicile dans un magnifique palais baroque au cœur de la capitale, entouré d’esquisses du maître et d’autres œuvres de contemporains comme Egon Schiele, figurant également à la vente qui a eu lieu à 17 heures.
Helene, Annie ou Margarethe ?
La toile entamée en 1917 et restée inachevée représente une jeune femme brune aux traits précis, ornée d’une grande cape richement décorée de fleurs sur un fond rouge vif. Le peintre est mort l’année suivante et un mystère, débattu avec fougue dans la presse spécialisée, entoure toujours l’identité du modèle. Qui est cette jeune Viennoise issue de la haute bourgeoisie fortunée, qui s’est rendue neuf fois à l’atelier du génie adulé de son temps ?
Une seule chose est sûre : elle est issue de la famille Lieser, grande dynastie industrielle juive, mécène de l’avant-garde artistique. Mais est-ce l’une des deux filles prénommées Helene et Annie de Henriette (Lilly) Lieser, richissime divorcée pionnière dans l’émancipation des femmes ? Ou celle de son beau-frère Adolf, Margarethe, comme le clame un premier catalogue complet des œuvres de Klimt, réalisé dans les années 1960 ? La seule photo du tableau connue à ce jour, probablement prise en 1925 dans le cadre d’une exposition, laisserait entendre qu’il appartenait à Lilly Lieser cette année-là.
Commerçant nazi
Selon le quotidien Der Standard, qui se base sur des correspondances archivées dans un musée autrichien, elle aurait pu le confier à un membre de son personnel avant de mourir en déportation fin 1943. Le tableau réapparaîtrait ensuite chez un commerçant nazi avant que sa fille, puis des parents éloignés en héritent à leur tour. Mais pour la maison im Kinsky, spécialisée dans les procédures de restitution, c’est une “hypothèse parmi d’autres”. Après-guerre, la toile n’a jamais été réclamée au contraire d’autres biens, par l’une des trois descendantes des Lieser qui avaient toutes survécu.
Tenue à la confidentialité, Claudia Mörth-Gasser explique à l’AFP que son employeur a été contacté il y a deux ans pour un avis juridique par ses propriétaires, qui tiennent à rester anonymes. Im Kinsky en a informé les actuels ayants droit des deux branches Lieser, qui vivent notamment aux États-Unis. Certains ont fait le déplacement pour voir la toile, avant de signer un contrat avec les propriétaires, levant ainsi un obstacle à la vente du tableau.
Rien n’a filtré sur les termes de cet accord à l’amiable et des spécialistes émettent des critiques sur une procédure jugée trop rapide, en dépit des incertitudes sur le destin d’une œuvre à la valeur immense. “Sa provenance n’ayant pu être entièrement clarifiée jusqu’à présent”, il aurait fallu prendre le temps d’un examen plus approfondi, estime ainsi dans l’hebdomadaire Profil Monika Mayer, responsable des archives au musée du Belvédère. D’ailleurs, la toile n’a pas été présentée aux États-Unis, de peur qu’elle y soit confisquée par la justice en cas de litige, comme c’est la règle pour les œuvres soupçonnées d’être des spoliations.