Vous avez déjà hoché la tête, les yeux dans le vide, espérant qu’on ne vous demande pas plus de précisions sur le sujet dont on vous parle depuis dix minutes ? C’est pour éviter ce genre de situations, proposer des pistes de réflexion et démocratiser l’accès à l’histoire de l’art que nous vous concoctons cette série d’articles dédiée aux grands mouvements artistiques. Cette semaine, dans notre viseur : l’art brut.
À voir aussi sur Konbini
Comment l’art brut est-il né ?
S’il y a un nom à retenir lorsqu’on parle de la naissance de l’art brut, c’est celui de Jean Dubuffet. C’est dans une lettre adressée à son ami, le peintre suisse René Auberjonois, à la fin août 1945, que l’artiste français évoque pour la première fois le terme d’art “brut” afin de désigner des créations artistiques qui l’intéressent depuis déjà une bonne vingtaine d’années.
Jean Dubuffet dans son atelier de la Cartoucherie de Vincennes. (© Pierre Vauthey/Sygma via Getty Images)
Dans les années 1920, Jean Dubuffet se prend de passion pour les œuvres réalisées par des personnes qui séjournent en asile psychiatrique. Par la suite, il part en quête de travaux nés de l’esprit de personnes qui vivent en marge de la société et ne sont pas influencées par les tendances artistiques de leur époque. C’est face à cela, confie-t-il à René Auberjonois, qu’il rêve d’un “art hors la norme libéré des contraintes élitiques traditionnelles pratiqué par des personnes indemnes de toute culture”.
Dans l’entre-deux-guerres, Jean Dubuffet visite des hôpitaux psychiatriques et des prisons, rencontre des psychiatres et constitue une importante collection d’œuvres, aujourd’hui visible à Lausanne, sous le nom de Collection de l’art brut.
Antonio Roseno de Lima, Bebado. (© Collection de l’Art Brut/Photo : Arnaud Conne)
L’art brut, qu’est-ce que c’est ?
En 1949, Jean Dubuffet signe la préface du catalogue L’Art brut préféré aux arts culturels, qui accompagne la première exposition collective d’art brut parisienne. Il s’y désespère de l’intellectualisation du monde de l’art et des musées, musées qu’il qualifie par ailleurs de “morgues d’embaumement”, rappelle Valérie Rousseau dans son article “Révéler l’art brut : à la recherche d’un musée idéal”.
“C’est obligé, d’une capitale à l’autre, [les intellectuel·le·s] se singent tous merveilleusement et c’est un art artificiel qu’ils pratiquent, un art espéranto, partout infatigablement recopié, peut-on dire un art ? Cette activité a-t-elle quoi que ce soit à voir avec l’art ? […] L’intellectuel opère trop assis : assis à l’école, assis à la conférence, assis au congrès, toujours assis. Assoupi souvent. Mort parfois, assis et mort”, exprime-t-il.
Jean Dubuffet dans son atelier à Vincennes, en 1972. (© Francis Chaverou/Gamma-Rapho via Getty Images)
Pour Jean Dubuffet, l’essence de l’art brut réside dans une force instinctive, inventive et spontanée, loin de tout mimétisme ou adhésion à un courant majoritaire. Toutes les formes artistiques peuvent s’y retrouver (“dessins, peintures, broderies, figures modelées ou sculptées, etc.”, écrit-il) à condition, semble-t-il, que le but premier de la création ne soit pas de créer de l’art, ne vise pas à en prendre le nom :
“Le vrai art, il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art, il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage passionnément épris d’incognito.
Sitôt qu’on le décèle, que quelqu’un le montre du doigt, alors il se sauve en laissant à sa place un figurant lauré qui porte sur son dos une grande pancarte où c’est marqué ‘ART’, que tout le monde asperge aussitôt de champagne et que les conférenciers promènent de ville en ville avec un anneau dans le nez”, écrit Jean Dubuffet, toujours dans le catalogue ‘L’Art brut préféré aux arts culturels’.
Qui sont les artistes de l’art brut ?
De son vivant, Jean Dubuffet rencontre nombre d’artistes qui remplissent ses conditions et qui étoffent sa collection d’art brut. Parmi les grands noms du mouvement, on retrouve des artistes souffrant de troubles psychotiques, des artistes autodidactes ou évoluant en marge de la société.
Aloïse Corbaz a 34 ans lorsqu’elle est admise dans un asile. Souffrant de troubles schizophrènes, elle y passera le restant de sa vie, travaillant quotidiennement à l’écriture et à la peinture, d’abord en cachette, puis au grand jour. Lorsque Jean Dubuffet rencontre Aloïse Corbaz, il s’éprend de son travail, de l’univers créé par l’artiste, une “cosmogonie personnelle peuplée de personnages princiers, de figures politiques, comme Napoléon Bonaparte, et d’héroïnes historiques au regard bleu, comme Marie-Antoinette ou la reine Élisabeth”, décrit la Collection de l’art brut de Lausanne.
Aloïse Corbaz, Napoléon III à Cherbourg, entre 1952 et 1954. (© Collection de l’Art Brut, Lausanne)
Adolf Wölfli, enfant des fermes devenu bûcheron, est emprisonné à l’âge adulte avant d’être interné jusqu’à sa mort, pendant plus de trente ans. Il est l’auteur d’une œuvre dense : “25 000 pages où se déploient des compositions graphiques réalisées aux crayons de couleur, mais aussi des collages, des créations littéraires et des partitions musicales.”
Parmi les noms qui ont marqué le mouvement, on peut également citer les travaux de Paul Amar, un chauffeur de taxi qui se met à réaliser des œuvres avec des coquillages achetés dans une boutique de souvenirs ; Noviadi Angkasapura, “visité par un esprit qui lui enjoint de dessiner” à ses 22 ans ; ou encore Antonio Roseno de Lima, un autodidacte brésilien.
Et aujourd’hui ?
Si, dans la seconde moitié du XXIe siècle, affirmer qu’il n’était pas nécessaire d’être formé·e (voire plutôt formaté·e, selon Jean Dubuffet) à l’histoire de l’art représentait un souffle novateur, on peut aujourd’hui questionner le principe. En effet, l’art brut peut sembler déposséder l’artiste de sa création. Ce dernier n’est adoubé artiste que parce qu’il ne s’en rend pas compte – et Jean Dubuffet ne peut donc pas être considéré comme faisant de l’art brut, si l’on suit cette logique.
L’artiste n’est défini·e que par autrui et ne peut conserver son statut que tant qu’il n’en est pas conscient. Un statut assez infantilisant donc, qui induit un rapport de force entre les personnes qui créent et celles qui jugent. Plus de 70 ans après l’apparition officielle du terme, l’art brut est sans doute à réinventer, afin de conserver cet esprit émancipateur tout en donnant davantage de crédit et de pouvoir aux artistes.