Lorsque le Joker est sorti, le monde entier semblait découvrir le talentueux Joaquin Phoenix. Pourtant, depuis bientôt 20 ans et la sortie de Gladiator, l’acteur américain excelle dans des rôles souvent sombres, jamais faciles, toujours nuancés.
À voir aussi sur Konbini
Face aux caméras de James Gray, Spike Jonze et bientôt de retour chez Ridley Scott pour un film sur Napoléon, il a réussi à tracer un chemin complexe et varié mais d’une cohérence rare. Joaquin Phoenix fait partie de ces comédiens qui sont parvenus à construire une filmographie tellement riche et travaillée que ses personnages partagent des points communs dans le cadre d’une unité cinématographique remarquable, d’un empereur immoral à un citoyen de Gotham.
Retour sur une carrière pas comme les autres.
La découverte : Gladiator
Avant d’être nommé à l’Oscar du Meilleur second rôle dans Gladiator, Joaquin Phoenix est surtout connu pour être le frère du regretté River Phoenix, décédé d’une overdose en 1993. Fils de parents comédiens, il fait quelques apparitions dans des séries et des pubs, avant de décrocher son premier rôle à 12 ans, dans Cap sur les étoiles, un film d’aventures spatiales. Il croise ensuite la route de Ron Howard (Parenthood), Gus Van Sant (To Die for) ou Oliver Stone (U-Turn). Autant de cinéastes qui utilisent son regard pénétrant et obscur, son charisme perturbant et glacé, sans jamais dompter l’indomptable.
C’est Ridley Scott qui le rendra populaire au début des années 2000 en lui offrant le rôle de Commode dans Gladiator. À l’époque, les studios n’y croient pas, pensant le projet démodé depuis les années 1960, disposé entre Ben Hur et Spartacus. Le parcours déchirant de Maximus, aka l’Espagnol, récupéré par des marchands d’esclaves puis envoyé dans le Colisée pour défier l’empereur, séduit pourtant les spectateurs avec ses jeux, sa reconstitution historique recréée via des images de synthèse et ses combats épiques.
Méchant magnétique, fascinant par son ambition et sa soif de pouvoir, écœurant par ses désirs incestueux – autant Néron que Caligula donc –, Joaquin Phoenix, malgré son second rôle, marque les esprits en affrontant Russell Crowe dans l’arène, d’abord en écoutant son discours vengeur, le temps d’une scène culte, puis en le défiant à l’épée.
À travers cette super-production, Joaquin Phoenix impose son style en longue robe pourpre et construit un personnage mémorable de la pop culture, tyrannique et pervers, qui lui vaudra une première nomination aux Oscars, lui ouvrant un parcours sinueux dans les studios d’Hollywood, loin du confort dans lequel les vedettes peuvent parfois se complaire.
La confirmation : Walk the Line
Une guitare, une clope au bec, une voix plus rauque que jamais, une mine sombre, un regard profond : le Joaquin Phœnix de Walk the Line est métamorphosé, comme il le sera régulièrement dans ses meilleurs rôles.
Pour la première fois, il est la tête d’affiche d’une production conséquente, et il ne fait pas les choses à moitié. Grimé en un Johnny Cash étonnamment convaincant, Phœnix s’enferme dans son personnage pendant plusieurs mois : il apprend à jouer de la guitare, se mange six mois de cours de chant (sur toutes les séquences, il chante en live) pour atteindre des octaves parmi les plus graves, se farcit toute la bio du vrai Cash, qu’il rencontre, et finit par faire un tour en cure de désintoxication.
Qu’importe la méthode, pourvu qu’on ait l’ivresse : la performance de Phœnix est exceptionnelle, d’une sincérité dingue. Pas pour rien qu’il en ressort en 2006 avec un Golden Globe du meilleur acteur, et une nomination aux Oscars. On savait déjà qu’il était un très bon acteur, on se rend compte que c’est l’un des meilleurs de sa génération. Et la suite ne va que confirmer cette trajectoire.
La déflagration : La nuit nous appartient
Il y a cette première scène dans laquelle Joaquin Phoenix est un conquérant. Le soleil est tombé et le voilà maître entre les murs du club qu’il dirige, Eva Mendes à ses côtés. Il a tout pour lui. Puis, il y a cette deuxième scène qui figure la transition. Le spectateur a le cul collé au siège en cuir d’une voiture vrombissante. On est dans une poursuite en voiture, où la caméra se met à la place du personnage de Bobby, incarné par Joaquin.
Pour la première fois, il est au centre d’une violence qu’il percevait de loin, dont il avait conscience à moitié. Cette fois-ci, le voilà en prise avec une mafia prête à buter du flic. Et le flic en question n’est autre que son père, incarné par Robert Duvall.
Il y a une troisième scène, finale : Joaquin Phoenix, le visage figé, vient de tuer pour la première fois. Il vient de se venger, à l’écart, dans un champ de blé, masqué par un brouillard bienvenu. Il en sort transformé. L’assurance et la fragilité. Le charisme et l’impuissance : dans La nuit nous appartient, Joaquin Phoenix évolue tel un funambule dont le terrain de jeu est les émotions, alors que deux mondes, celui des autorités et celui de la nuit, se confrontent à coups de fusil à pompe. L’acteur confirme alors tout son talent devant la caméra de James Gray.
La fake news : I’m Still Here
Octobre 2008, lors d’un tapis rouge pour la promotion du film de James Gray Two Lovers, Joaquin Phoenix annonce sa retraite en tant qu’acteur. Quelques jours plus tard, il déclare vouloir se lancer dans la musique, et plus particulièrement dans le rap. À ses côtés, son beau-frère Casey Affleck suit sa transformation caméra à l’épaule, de sa barbe grandissante à sa rencontre avec P. Diddy, le possible producteur de son nouvel album, en passant par une rencontre avec Ben Stiller qui lui propose un rôle pour son nouveau film, Greenberg (2010).
Il faudra deux ans à Joaquin Phoenix pour assurer que toute cette histoire n’était qu’une immense supercherie destinée à se moquer de la crédulité des spectateurs, habitués à consommer de la téléréalité et surtout à y croire. Deux ans pendant lesquels il arrête bel et bien le métier d’acteur, entoure son “projet musical” de rumeurs et s’exerce à passer devant la caméra comme un artiste qui perd les pédales. Le résultat est un faux documentaire génial tout au long duquel on se demande jusqu’où il peut aller, dans la droite ligne du comique Andy Kaufman, se droguant, ramenant des prostituées, déféquant, et s’humiliant au cours de concerts malaisants.
I’m Still Here est une satire acide de la célébrité, un coup de poker ambitieux pour Joaquin Phoenix, capable de se moquer de son personnage comme du tout-Hollywood et des fantasmes qui entourent l’industrie du cinéma.
La romance virtuelle : Her
Deux longues années plus tard, le Phoenix renaît de ses cendres. On le retrouve alors dans The Master de Paul Thomas Anderson, où il interprète un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, en lutte pour s’adapter au sein de la société américaine d’après-guerre, puis un an plus tard, dans Her, la rom-com dystopique de Spike Jonze. Une seconde comédie romantique à la filmographie de Joaquin Phoenix, cinq ans après Two Lovers de James Gray, un genre peu coutumier à l’acteur.
Dans cette fable technologique, Phoenix interprète Theodore Twombly, un quadragénaire vivant dans un Los Angeles du futur, qui peine à se remettre de son divorce. Pour combler la solitude citadine, il rédige des lettres émouvantes pour le compte d’une entreprise qui commercialise le sentiment amoureux, amical, familial, à des clients aliénés par la technologie, en proie à des difficultés relationnelles.
Paradoxalement, il va installer sur son ordinateur personnel un nouveau logiciel d’exploitation qui propose à une intelligence artificielle de prendre le contrôle sur sa vie. Intelligence artificielle à la voix suave (celle de Scarlett Johansson) et à l’humour ravageur dont Theodore va rapidement tomber amoureux.
Avec ce personnage au cœur brisé, rongé par la mélancolie et la solitude, Joaquin Phoenix opère un tournant dans sa carrière et nous prouve, une nouvelle fois, l’étendue de son talent d’acteur. En monsieur Tout-le-monde d’un futur pas si éloigné mais bien loin des personnages sombres et torturés qu’il incarne habituellement, il ajoute une nouvelle tonalité à la palette des émotions qu’il a su livrer à l’écran.
Dans Her, Joaquin Phoenix gagne en sobriété sans pour autant perdre en profondeur. Bien au contraire : il parvient à injecter une délicatesse dans ce personnage finalement assez ordinaire, grâce à sa performance d’une précision parfaite qui rend plus que crédible la dystopie de Spike Jonze.
La consécration cannoise : A Beautiful Life
Présenté au Festival de Cannes 2017 sous le titre de You Were Never Really Here, le film de Lynne Ramsay, à peine terminé pour concourir à la Palme d’or, a permis à Joaquin Phoenix de remporter le Prix d’interprétation masculine.
Avec quelques kilos fortifiant sa musculature, une barbe longue et hirsute, Joaquin Phoenix prête ses traits à Joe, un vétéran brutal, sévèrement abîmé par une enfance maltraitée. Depuis la fin de la guerre en Irak, il s’est installé chez sa mère et rend quelques services, parfois illégaux, à qui veut bien profiter de son expérience. Sa nouvelle mission ? Retrouver la fille d’un député, piégée dans un réseau de prostitution. Entraîné malgré lui dans une escalade de violence impliquant des personnalités influentes, l’imposant tueur à gages nous fait traverser l’enfer, sans broncher.
Si les dialogues sont minimes, la réalisatrice de We Need to Talk about Kevin a privilégié une ambiance obscure et léchée. Joaquin Phoenix, encore plus mutique que dans ses interviews, déambule en pleine nuit, tout de noir vêtu avec son marteau, quand il ne nous ramène pas face à son enfance saccagée qui le pousse à l’automutilation.
Dans ce thriller sanguinolent, le comédien porte le film. Souvent comparé au personnage de Travis Bickle dans Taxi Driver, ce Joe aussi traumatisé que traumatisant marque un point culminant dans la carrière de Joaquin Phoenix, déjà habitué à jouer des âmes solitaires et abîmées.
La folie furieuse : Joker
En lui proposant d’interpréter l’ennemi juré de Batman, Todd Phillips a certainement offert à Joaquin Phoenix, peut-être sans le savoir, le rôle de sa carrière. L’acteur s’est attaqué à un des rôles les plus exigeants du grand écran, tant la barre avait été placée haut par ses prédécesseurs Jack Nicholson et Heath Ledger. Il relève le défi haut la main et a même apporté une dimension nouvelle à ce personnage de super-vilain.
Dans Joker, Phoenix apparaît affaibli, blafard et amaigri de 22 kg pour livrer une performance tout en nuances et ambivalences qui dérangent. Si le film a nourri des polémiques sans fin, tout le monde (à l’exception de quelques irréductibles) s’est accordé sur un point : le travail de sa performance d’une impeccable justesse, qui a fait osciller les millions de spectateurs qui se sont rués dans les salles de cinéma, entre répulsion et empathie pour le personnage d’Arthur Fleck.
Article écrit par Lucille Bion, Manon Marcillat, Arthur Cios et Louis Lepron.
Article publié le 28 octobre 2019 et mis à jour le 28 octobre 2020.