En 2004, c’est en se baladant sur un marché aux puces qu’un duo d’antiquaires tombe sur un trésor : un trésor photographique, un trésor historique, un vrai trésor. Les images achetées sur un coin de table datent des années 1960, en pleine guerre froide. Dans un ouvrage publié en 2005, Robert Swope et Michael Hurst, les deux brocanteurs, décrivent leur découverte d’une “centaine d’instantanés épars, en couleur et en noir et blanc, et trois albums parfaitement conservés” comme un moment “électrisant”.
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Grâce à une carte de visite scotchée sur un des albums acquis, les antiquaires découvrent le nom de “Susanna Valenti, travesti professionnel” et l’existence de la Casa Susanna, un réseau jusqu’alors inconnu de tou·te·s “mis à part ceux qui avaient fait partie de ce cercle de travestis à la fin des années 1950 et dans les années 1960”, indiquent Isabelle Bonnet et Sophie Hackett, curatrices de l’exposition arlésienne consacrée au projet, dans un ouvrage disponible aux éditions Textuel.
Anonyme, Susanna à la Casa Susanna, 1964-1969. (© Collection de l’Art Gallery of Ontario, Toronto/Grâce aux généreux dons de Martha LA McCain, 2015/Photo : AGO)
15 ans après cette découverte, les images ont rencontré le monde, des travaux de la photographe Cindy Sherman au cinéaste Sébastien Lifshitz en passant par nombre de curateur·rice·s d’exposition. Cet été, les Rencontres de la photographie d’Arles exposent une partie de ces photographies, vieilles de 60 ans, afin de célébrer une communauté longtemps obligée de rester dans l’ombre et de mettre en lumière les combats des personnes queers au siècle dernier.
Images anodines et grands dangers
Les images pourraient être anodines. On y voit des scènes de vie quotidienne : des poses sur un perron, des clichés immortalisés au pied du sapin, des groupes qui posent comme pour une photo de famille. Derrière les belles robes, les maquillages travaillés et les grands sourires se cachent pourtant la nécessité de se cacher, l’impossibilité de laisser librement exprimer sa véritable identité.
Anonyme, Susanna et trois ami·e·s dehors, 1964-1969. (© Collection de l’Art Gallery of Ontario, Toronto/Grâce aux généreux dons de Martha LA McCain, 2015/Photo : AGO)
N’oublions pas que les photos datent d’une période de guerre froide marquée par “un climat de suspicion paranoïaque envers tous les comportements genrés ou sexuels considérés comme non conformistes”, lit-on dans le livre Casa Susanna. L’histoire du premier réseau transgenre américain 1959-1968. À cette époque, les internements en hôpitaux psychiatriques, les “traitements” et “thérapies de conversion” (dont des “thérapies par la honte”) sont légion et font planer au-dessus des personnes queers un danger et une culpabilisation constants.
C’est pourquoi l’échappatoire rendue possible par Susanna Valenti et sa grande maison située dans les Catskills, la Casa Susanna, offre des moments de sérénité, de liesse et de solidarité. En bref, il permet l’établissement (et prouve la nécessité) d’une communauté de personnes qui se ressemblent et se comprennent. Dans le même temps, la parution du magazine clandestin Transvestia permet “à de nombreux hommes, isolés dans une pratique stigmatisée par tous comme une déviance sexuelle honteuse, de rompre leur solitude, de s’informer, d’échanger avec d’autres et de prendre conscience qu’ils appartiennent en réalité à une vaste communauté”.
Anonyme, Susanna et deux ami·e·s montrant leurs jambes, années 1960. (© Collection de l’Art Gallery of Ontario, Toronto/Grâce aux généreux dons de Martha LA McCain, 2015/Photo : AGO)
Une des habituées, Kate Cummings, se souvient dans son livre de 1992 Katherine’s Diary: the Story of a Transsexual de la Casa Susanna comme d’un “autre univers” : “C’était une expérience extraordinaire, libératrice, inoubliable. Après des années à se cacher derrière des portes closes, à se risquer dehors seulement la nuit tombée, sans oser parler au cas où ma voix me trahirait, j’étais tout d’un coup libérée dans un environnement où j’étais non seulement tolérée mais encore comprise et accueillie.”
La Casa Susanna est loin d’être la première des communautés de personnes trans – ces dernières ont toujours existé, depuis la nuit des temps et à travers le monde, des “deux esprits” des Premières nations aux hijras de l’Inde – mais sa large documentation photographique est une chance pour les générations, queers ou pas, qui leur ont succédé. L’historienne et universitaire trans Susan Stryker souligne bien que “les habitués de la Casa Susanna n’étaient que la partie émergée de l’iceberg : il existait un vaste réseau informel, constitué essentiellement d’hommes blancs de la classe moyenne”.
La parution du livre de Michel Hurst et Robert Swope avait permis, en 2005, de faire “sortir de l’ombre des gens qui avaient fréquenté la Casa Susanna et qui ont accepté de fournir des informations essentielles quant aux participants, aux lieux et au contexte de ces rassemblements”. Les ouvrages et expositions qui en découlent, permettent d’enrichir l’histoire queer et contribuent “à mettre en lumière le rôle de la photographie dans sa construction et la consolidation des communautés queers”.
Anonyme, Les bungalows Chevalier d’Eon, 1960. (© Collection de l’Art Gallery of Ontario, Toronto/Grâce aux généreux dons de Martha LA McCain, 2015/Photo : AGO)
Anonyme, Photo Shoot, 1964-1969. (© Collection de l’Art Gallery of Ontario, Toronto/Grâce aux généreux dons de Martha LA McCain, 2015/Photo : AGO)
Nota bene : les curatrices de l’exposition soulignent employer “le féminin lorsque [sont évoqués] les moments où les lieux dans lesquels les personnes s’identifiaient au genre féminin mais aussi, en règle générale, parce que [sont utilisés] leur pseudonyme féminin. [Est utilisé] par ailleurs, le terme de ‘travesti’, seule traduction française [qu’elles aient] pour crossdresser ou transvestite, mots que [les concernées] utilisent”.
La “Casa Susanna” est exposée aux Rencontres de la photographie d’Arles, qui ont lieu jusqu’au 24 septembre 2023. Un ouvrage éponyme est publié aux éditions Textuel.