À l’occasion de la sortie de Beasts of No Nation, nous avons rencontré Cary Fukunaga. Interview fleuve du réalisateur américain, à qui l’on doit autant Sin Nombre que la première saison de True Detective.
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Konbini | Vous êtes né en Californie, d’un père japonais et d’une mère suédoise. Est-ce que cette ouverture culturelle de naissance vous a apporté quelque chose ?
Cary Fukunaga | Oui. Je pense que venir d’un milieu multiculturel, mais aussi voyager, vivre à l’étranger, je ne dirai pas que ça a complètement gommé les différences culturelles, mais ça a fait que je ne perçois aucune autre culture comme “exotique”.
J’ai passé du temps en Afrique de l’Ouest et en Amérique du Sud pour mes autres films et il y a des différences culturelles vraiment importantes. Pour autant, on apprend à les connaître, à les apprécier. Parfois elles peuvent être frustrantes, mais on se rend compte que ce qu’il y a derrière ces différences, en termes d’humanité, c’est toujours la même chose.
Aussi, vous êtes passé, au cours de votre cursus scolaire, par Sciences Po Grenoble. Qu’est-ce que vous avez retenu de ce passage en France ?
Mes cours à SciencesPo ont été décisifs. Le niveau était beaucoup plus élevé que les cours que je suivais dans mon pays. Pour une fois, j’ai vraiment dû être attentif à ce qu’il se passait en classe.
Il y avait deux cours en particulier qui m’ont intéressé : un sur la géopolitique, qui m’a éveillé à la question des conflits sur les ressources naturelles ; un autre sur l’histoire du Moyen-Orient. Il a été très utile pour comprendre la façon dont le monde est interconnecté et a consolidé mon intérêt pour les questions de politique internationale.
Ça vous différencie de ces réalisateurs seulement passés par des écoles de cinéma…
Pour moi, il est primordial d’apprendre d’autres notions. Ça ne m’a jamais vraiment intéressé d’étudier le cinéma en licence, j’ai même hésité quelques années avant de m’inscrire en Master de cinéma, simplement parce que je n’étais pas sûr de dépenser autant d’argent pour un diplôme en cinéma.
Les gens disent souvent : “Pourquoi est-ce que tu dépenses autant d’argent pour avoir un diplôme de cinéma alors qu’avec tu pourrais juste faire un film ?” C’est une remarque idiote : la plupart des gens qui s’inscrivent en école de cinéma ne le font pas avec leur argent. Ils font un emprunt à la banque. Si tu veux faire un film, la banque ne te prêtera jamais de l’argent. Aller à l’université pour étudier quelque chose de différent, pour enrichir sa vision du monde, diversifier son parcours, étendre ses intérêts et sa curiosité, et aussi pour voyager, ça fait partie des meilleures choses pour gagner en expérience.
Après, il existe aussi des réalisateurs qui, dès leur plus jeune âge, arrivent à raconter des histoires vraiment captivantes. Si tu regardes Paul Thomas Anderson, il a construit presque toutes ces histoires en Californie du Sud, et pourtant on y trouve des expériences humaines tellement différentes. Je ne sais pas quelle éducation il a eue, et s’il a voyagé. Quel âge avait-il quand il a fait Boogie Nights : 25, 26 ans ? C’est une réussite assez incroyable.
Est-ce que votre expérience dans le domaine du documentaire vous a donné une approche particulière pour votre cinéma ?
Le documentaire est un outil incroyable pour observer les gens. En tant que caméraman sur de nombreux docus, j’ai dû étudier le visage des gens, chercher des signaux, trouver quelque chose qui te dit quand ils ont fini, quand tu dois passer à autre chose. Tu dois repérer ce qui est exagéré, ce qui est vrai.
Les documentaires sont donc des lieux formidables, à la fois pour rencontrer des gens que tu ne rencontrerais normalement jamais, mais aussi pour collecter l’expérience humaine. Je pense que c’est cela qu’on devrait étudier dans les écoles de cinéma.
Le cinéma et la portée du documentaire
Pour Sin Nombre, vous avez voyagé avec des migrants : est-ce que ça faisait partie de votre démarche documentariste ?
Il me semble que ça vient plus de ma formation en sciences politiques et en histoire. Dans ces disciplines, tu réunis les sources avant de commencer à créer un récit. Mon voyage avec des migrants, c’était en quelque sorte ma façon de voir de mes propres yeux ce que jusque-là je ne connaissais que par mes lectures.
Avec Jane Eyre, votre second film, vous avez utilisé la force de la photographie.
Le photojournalisme est ma forme préférée de photographie, essentiellement parce que le photographe arrive à transmettre une histoire en une seule photo. Dans la chronologie, qui est la quatrième dimension de l’art du cinéma, où tu travailles sur le temps, tu peux essayer d’obtenir ce genre de juxtapositions. Mais le plus souvent, c’est le temps qui va raconter l’histoire. Pour Sin Nombre, je me suis plus attaché à une esthétique photojournalistique, et pour Jane Eyre, j’ai étudié des formes plus classiques de cinéma, des manières plus anciennes de tourner des films.
Ça s’est prolongé dans True Detective, et aussi d’une certaine manière dans Beasts Of No Nation, bien que j’y expérimente un peu plus avec d’autres éléments, ce que je n’avais pas fait auparavant, comme le slow motion, ou le changement d’angle d’obturation pour créer un effet sur l’image dès le moment du tournage [“incamera effect”, désigne un effet avant postprod, ndlr] qui change la façon dont une image restitue une scène. Sur mes premiers films j’avais mis de côté ces outils pour me concentrer sur des manières plus simples de faire du cinéma.
Maintenant, je me suis libéré de certaines de ces dogmes.
La période True Detective
Est-ce que True Detective vous a libéré, d’une certaine manière ?
Oui, parce que ça a duré tellement longtemps. Tu dois bien t’amuser avec certains éléments au passage, juste pour ne pas t’ennuyer.
Par exemple sur ce fameux plan séquence :
C’est vous qui avez eu l’idée ?
Oui, oui. Quand j’ai reçu le script de l’épisode 4, c’est la première fois que j’ai décelé l’opportunité de créer une action qui monte en tension au sein d’un épisode. Et ça a donné quelque chose comme ça, où la tension augmente jusqu’à son apogée. Ils m’ont demandé lors de la préproduction de la couper et je leur ai dit : “Non, il faut faire ce truc”.
Vous vous êtes rendu compte que vous faisiez quelque chose de nouveau dans le monde des séries ?
Non. J’étais au courant que d’autres séries faisaient des merveilles. Je ne pense pas du tout avoir été le premier, en aucun cas. Et maintenant, ils font ça dans d’autres séries, ils élèvent le niveau, encore plus. Et c’est très bien. Amener de l’art à la télévision, c’est un mouvement qui existe depuis longtemps, et je ne suis qu’un chaînon de ce mouvement. Je m’assure que tout ne repose pas sur l’écriture ou les dialogues, mais que la réalisation compte.
Vous avez vu la deuxième saison de True Detective ?
Je n’ai pas encore vu la saison 2. Je la regarderai quand j’aurais le temps, mais je n’ai pas encore eu l’opportunité. Ça arrivera.
Vous avez été étonné du succès de la première saison. Est-ce que ça vous a aidé dans votre carrière ?
Pas tellement pour l’instant. Beasts Of No Nation était financé avant que True Detective existe. Donc tous ces projets avaient soit été faits soit planifiés avant la série. Mais je suis sûr qu’à terme ça sera utile. Je pense que la réception de la première saison et ma participation aideront, ne serait-ce que par rapport à ma légitimité artistique.
Est-ce que vous suivez la suite de True Detective, étant donné que vous êtes toujours producteur exécutif du show ?
Ce qui arrive souvent quand tu travailles sur ces séries, en particulier si tu réalises le pilote, c’est que tu deviens producteur exécutif de la série. Ce qui signifie que sur la deuxième saison je suis toujours en principe producteur exécutif. Pour la troisième saison, ça devrait continuer. Mais ce n’est pas mon but d’être crédité sans rien faire. S’ils ont besoin que je fasse quelque chose, bien sûr que j’aiderai. Mais jusqu’à présent, ils ne m’ont rien demandé.
Beasts of No Nation et la violence au cinéma
Pour Beasts of No Nation, vous avez écrit et réalisé : ça vous a fait quoi, à nouveau, de pouvoir tout contrôler ?
C’est vraiment une bonne chose d’avoir quelqu’un à l’écriture quand tu dois t’occuper de cinquante trucs différents. Il y a des avantages à avoir un co-scénariste. À certains moments, sur Beasts Of No Nation, à cause de la charge de travail, un scénariste, un chef opérateur et un cadreur auraient vraiment été utiles. Mais au final, quand tu fais tout tout seul, tu as un plaisir qui est décuplé, en plus dans un temps réduit. Des fois, je me suis quand même dit que j’avais les yeux plus gros que le ventre.
Vous avez porté ce film pendant neuf ans. Pourquoi est-ce que vous vous êtes intéressé aux enfants soldats ?
Avant d’écrire le scénario, cela faisait cinq ou six ans que je m’y intéressais. C’est un des sujets qui m’a frappé très tôt, comme scénariste et comme réalisateur. L’un des premiers films que j’ai écrits, un court métrage [Kofi, ndlr], parlait des enfants soldats également. C’est un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps. Je sais que plusieurs films traitant de la question sont sortis ces dernières années, mais aucun ne m’a découragé de faire mon film sur le sujet.
Qu’est-ce que votre version apporte par rapport aux autres films ?
Ce qui était important, c’était de comprendre l’expérience dans sa globalité. On peut juste s’intéresser à la violence, mais pour moi, le cœur du film est à la fin, quand le personnage s’adresse à Amy, l’assistante sociale, et qu’il lui dit qu’il est un vieillard, et qu’elle est une petite fille.
Si on pense à l’enfant qu’on a vu au début du film, en ressentant ce changement total, on se rend compte qu’on a fait ce trajet tout du long avec lui. C’est pour moi une expérience bien plus percutante d’avoir vécu cela avec lui plutôt que d’avoir assisté à quelques moments épars.
Sur le tournage, vous avez rencontré pas mal de difficultés.
C’était un tournage ambitieux pour le budget que nous avions. Nous n’avions pas beaucoup de temps, ce qui veut dire qu’on était chaque jour dans l’urgence pour faire assez de prises dans une portion de temps où c’était presque impossible.
Je pense que ça a été le film le plus difficile pour chacune des personnes qui y a participé, autant pour les Ghanéens que pour les étrangers. C’est sûrement un de ces projets qu’on n’oublie jamais. Et ce qui le rend si inoubliable, c’est le défi que ça a représenté, mais aussi la camaraderie qu’ils ont connue avec leurs collègues ghanéens.
Est-ce que cette urgence a donné un ton au film ?
C’est sûr. On ne peut pas séparer l’énergie de ce qui se passe sur le tournage de celle des scènes dans le film. Parce que cela affecte tout le monde.
Vous avez été malade aussi et votre chef opérateur s’est fait mal….
Le caméraman s’est blessé dès le premier jour de tournage, ce qui fait que j’ai filmé presque tout le long du film. Ce que je n’avais jamais fait. C’était épuisant d’être à la fois à la caméra, à la photo, à l’écriture, à la réalisation et à la production. Cela m’a pris beaucoup d’énergie.
Mais en même temps, vous aviez le contrôle sur tout.
Pas vraiment : à la fin, c’est toujours l’argent qui décide.
Vous aviez des références en tête ?
On ne peut pas vraiment éviter l’influence de films cultes tels que Platoon, Apocalypse Now, La Ligne rouge ou Les Sentiers de la gloire. Mais un film m’a vraiment inspiré parce qu’il accomplissait un trajet similaire, L’Empire du soleil (1987).
Entre tout montrer et suggérer, comment est-ce que vous avez décidé d’aborder la violence à l’écran ?
C’était difficile. La manière dont les gens ressentent la violence au cinéma est subjective. J’ai montré des choses au début du film qui préparaient le public à ce qu’ils allaient voir, comme la mort du frère. En avançant dans le film, d’autres moments violents se produisent, mais quand la mère se fait violer ou que la sœur se fait piétiner, c’est très bref.
C’est plutôt le son qui est difficile à écouter. J’ai commencé à freiner un peu parce que je sentais que si je continuais à montrer ça, je perdrais le public. Et ça va peut-être encore trop loin pour certains.
Vous avez une limite quand même.
Bien sûr. Je n’essaie pas de punir les spectateurs.
Propos recueillis avec Marion Olité