Adrien Delage | Ça fait plus d’une dizaine d’années que vous vivez aux États-Unis. Est-ce qu’en tant que réalisateur français, c’est toujours aussi compliqué de faire des films sur le sol américain ?
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Jean-Stéphane Sauvaire | C’est surtout compliqué parce qu’on a une façon différente de faire des films en France. Là, c’était un film “union”, c’est-à-dire un film de syndicat, plus proche de l’industrie hollywoodienne. On a de grosses équipes et certaines restrictions qui sont à l’opposé de mon cinéma, qui est plus proche du documentaire, où j’essaie de capturer la vie, la réalité et de travailler avec des non-professionnels.
Le film est adapté d’un livre de Shannon Burke [911, paru en 2008, ndlr], qui se déroule à Harlem dans les années 1990. L’auteur y décrit son expérience d’ambulancier, alors qu’il essaie de passer le concours de médecine. Dès le début, je me suis dit qu’il fallait absolument l’adapter à notre époque. D’abord parce que je n’avais pas envie de recréer l’atmosphère des années 1990, ensuite parce que je voulais parler du monde contemporain. Les syndicats m’ont fait confiance et la construction du film s’est bien passée, même si c’était pour moi une nouvelle expérience pas facile à aborder.
D’où vient cette vision lugubre et anxiogène de New York, comme un contre-pied à celle assez fantasmée du cinéma américain ?
Je ne sais pas si c’est une vision aussi sombre de New York, j’ai l’impression de simplement filmer ma vie [rires]. C’est un film très personnel, parce que j’ai tourné la plupart des scènes à Brooklyn chez moi ou dans le voisinage. Tout se passe dans mon quartier avec des gens de mon quartier. Ça vous paraît peut-être lugubre, mais c’est ma vie de tous les jours ! Quand j’ai emménagé à New York il y a quatorze ans de cela, je me disais qu’on était fasciné par cette ville grâce au cinéma. On pense à Abel Ferrara, à Martin Scorsese, à Sidney Lumet, à William Friedkin ou encore à John Cassavetes.
J’ai voulu leur rendre hommage et faire honneur à cette ville en proposant une vision carte postale de New York avec Coney Island, les ponts, le métro suspendu comme on peut voir dans French Connection [film policier de William Friedkin sorti en 1971, ndlr] notamment. Je voulais aussi éviter l’écueil fantasmé de Manhattan et Sex and the City qui, je trouve, manque de réalisme. Et en même temps, j’ai été surpris par la réalité de la vie dans ses rues. C’est une ville étonnante, qui a une énergie particulière, comme une sorte de tour de Babel où se mélangent les cultures et les religions. Et de l’autre côté, certains peinent à y survivre, il y a un aspect tiers-monde dans le sens où les gens sont livrés à eux-mêmes.
New York, c’est la ville où tout peut arriver. Les gens s’y rendent pour une raison précise, comme si c’était un accomplissement. Et c’est ce qui lui donne cette énergie singulière, c’est un endroit unique. À travers les yeux des ambulanciers, ça me permettait aussi d’apporter un point de vue différent sur la ville. La plupart du temps, par exemple, les policiers sont assez clichés comme personnages, ils sont souvent corrompus et liés à des univers de gangsters ou de dealers, là où les ambulanciers plongent dans l’intimité des gens.
D’ailleurs, le film est construit comme un corps, avec les avenues de New York comme les artères, le rouge des gyrophares comme le sang, histoire d’en faire quelque chose de quasi viscérale et très immersif.
J’ai entendu dire que le scénario avait d’abord été confié à Darren Aronofsky.
C’est vrai, Aronofsky avait acquis les droits d’adaptation du roman. Mais je n’ai jamais lu son scénario. Et comme Tye Sheridan [qui incarne Ollie Cross, le héros de Black Flies, ndlr] le connaît, il a fini par lui montrer le film. Donc on a eu quelques notes de sa part en fin de montage. D’ailleurs, Tye l’a aussi montré à Terrence Malick, Jeff Nichols et Rick Alverson, des réalisateurs de confiance avec qui il a déjà travaillé. Ce qui est toujours agréable pour un cinéaste en fin de montage, parce qu’on a besoin d’un regard extérieur. En l’occurrence, ils étaient très bienveillants et nous ont confortés dans le choix de faire le film de cette manière.
J’ai trouvé qu’il y avait un travail particulier sur le mixage sonore et le sound design de Black Flies, que les curseurs étaient volontairement poussés dans la salle de projection, comme Christopher Nolan l’avait fait pour Dunkerque. C’était aussi une volonté de votre part pour améliorer les sensations d’immersion ?
Oui, et c’est surtout que j’aime bien que le son soit fort quand je regarde un film. J’ai envie qu’il se répercute dans le corps. Comme je le disais, le film raconte aussi une histoire de corps, de comment des ambulanciers en uniforme traitent les corps de leurs patients. Je voulais que les acteurs et les spectateurs partagent ce même rapport de confrontation. Et le son permet de ressentir une présence, une vibration à l’intérieur qui transcende ce qu’on voit à l’écran, pour mieux vivre la scène sans tomber dans la surenchère et le sensationnalisme qu’on pourrait appuyer à travers l’image.
Nicolas Becker, qui a fait la musique, est très fort pour mélanger le sound design et des compositions instrumentales. J’avais déjà travaillé avec lui sur Une prière avant l’aube et Punk et il est très bon pour faciliter l’immersion du spectateur à travers le son. C’est aussi quelque chose qui manque cruellement aux séries d’aujourd’hui, où il y a toujours plus de dialogues afin de raconter une histoire sur une dizaine d’heures principalement à travers les mots. Au cinéma, je préfère éviter les mots comme le faisait Hitchcock. Et dans une salle comme le Grand Théâtre Lumière de Cannes, avec un écran géant et une excellente qualité sonore, on ne peut pas rêver mieux pour visionner un film comme Black Flies.
On navigue pas mal entre les genres au cours du film. Un thriller, un drame social, presque un film d’horreur par moments… Comment vous définiriez le genre de Black Flies ?
En tant que réalisateur, je ne suis pas spécialement un fan du film de genre. Mais bizarrement, je m’y suis souvent confronté comme avec mon film précédent, Une prière avant l’aube, qui se déroule dans un univers carcéral. C’est un film de prison, où j’essaie de m’extirper du film de genre. C’est un peu la même chose avec Black Flies, qui pourrait être considéré comme un thriller qui se passe à New York mais que je vois plutôt comme une œuvre très personnelle, qui rend hommage aux grands cinéastes qui ont filmé cette ville.
C’est vrai qu’il y a une sorte de mélange des genres dans Black Flies mais parce que j’aime, en tant que spectateur, différents styles de cinéma. Le drame social, le documentaire, le film d’horreur… Sauf peut-être la comédie, où j’ai vraiment du mal.
© Metropolitan Filmexport
Il y a pourtant quelques scènes plus légères, presque comiques, entre les personnages de Tye Sheridan et Sean Penn, notamment quand ils discutent dans l’ambulance.
Parce que c’est la réalité. Il faut savoir que les ambulanciers new-yorkais ont beaucoup d’humour. J’ai travaillé deux ans avec eux, souvent en restant à l’arrière de l’ambulance, pour les suivre dans les rues de Brooklyn. Et on riait souvent, même si j’ai aussi vu des gens y perdre la vie, qui n’ont pas survécu aux interventions. D’ailleurs, quasi tous les cas du film tiennent du vécu, certains que j’ai vus de mes propres yeux. Je voulais pouvoir les retranscrire et les comprendre au plus près.
Et pour se protéger de tout ça, ils ont besoin de ce sens de l’humour. Il y a un seul sujet sur lequel tu ne peux pas faire de blagues : le 11-Septembre. Là, tu sens qu’il y a une vraie émotion et les sanglots qui viennent tout de suite, que le traumatisme n’est jamais vraiment parti.
Vous voulez dire que même la scène très choquante de l’accouchement est vraie ?
Pour le coup, je ne l’ai pas vécue, mais elle est retranscrite dans le roman de Shannon Burke. Pour vous dire, c’est même le premier cas auquel il a été confronté lors de sa première journée en tant qu’ambulancier. Je pense que c’est notamment cette situation difficile qui l’a poussé à raconter son histoire dans le livre. Il y avait aussi plus souvent de blessures par balles à cause des règlements de compte et des guerres de gang comme l’histoire se déroulait en pleine épidémie de crack.
Je sais que vous travaillez régulièrement avec des acteurs non professionnels. C’était le cas aussi avec Black Flies ?
Quasiment tous les personnages secondaires que vous voyez dans le film sont des acteurs non professionnels. J’ai toujours travaillé comme ça, déjà dans Johnny Mad Dog avec d’anciens soldats de la guerre du Libéria, puis dans Une prière avant l’aube avec des prisonniers en Thaïlande. Dans Black Flies, la plupart des patients que vous voyez ont vécu des expériences de souffrance. Parce qu’ils n’ont pas besoin de parler, leur corps marqué le fait pour eux, évoque leur passé, leur culture, leur religion, que ce soit à travers des blessures, des cicatrices ou même des tatouages.
En les filmant, j’ai aussi l’impression de leur donner une chance de témoigner, de partager leur propre expérience de vie. Je pense notamment à la scène de la laverie où une femme refuse de sortir ; elle habite vraiment dans mon quartier. Je la connais depuis longtemps et quand je lui ai demandé d’apparaître dans le film, elle était heureuse de pouvoir témoigner de ce qu’elle est sans jouer un personnage. Ils sont vraiment étonnants et ils amènent une grande part de réalité au film, que je n’aurais pas pu insuffler sans eux.
C’est la troisième fois que vous venez défendre un film à Cannes. D’abord avec Johnny Mad Dog dans la sélection Un certain regard en 2008, puis avec Une prière avant l’aube en Séance de minuit en 2017, et cette année avec Black Flies où vous êtes sélectionné en Compétition officielle. Vous le vivez comme un accomplissement ?
Je le perçois comme une étape supplémentaire et je remercie Thierry Frémaux et le festival pour cette sélection. C’est à la fois un honneur et un peu flippant [rires]. Mais je suis heureux d’être dans une nouvelle catégorie et de parvenir à concourir dans la Compétition officielle. Ça me fait plaisir aussi d’y emmener le casting, notamment pour Sean et Tye. Quelle que soit la compétition, Cannes est un lieu incroyable pour montrer un film et donner naissance à son bébé. On verra si c’est un bébé que les gens voudront cajoler ou s’ils vont le jeter à la mer. Un peu comme le thème de Black Flies, au final.