Au cours du Festival de Cannes, Konbini vous fait part de ses coups de cœur ou revient sur les plus gros événements de la sélection.
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Anora, c’est quoi ?
Après l’incroyable Florida Project présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2017 et un Red Rocket en demi-teinte qui s’était hissé en Compétition officielle, l’américain Sean Baker revient sur la Croisette avec Anora, toujours présenté en Compétition, pour ausculter une nouvelle fois l’envers du décor du rêve américain en posant son regard sur les marginaux qui en composent le puzzle. Pour Anora, il abandonne sa pellicule et troque une Floride colorée et un Texas en carton-pâte pour un New York froid, enneigé et numérique.
La Anora du titre (Mikey Madison) est escort girl dans un club de strip-tease de Brooklyn et enchaîne les danses et les clients avec application et un certain enthousiasme qui ne semble pas feint. Un soir, elle va faire la rencontre d’Ivan (Mark Eidelstein), le fils d’un richissime oligarque russe, sympathique mais totalement abruti, qui occupe seul l’immense maison familiale et profite pleinement de ses privilèges.
Grassement payée pour passer la semaine avec lui, Anora va être embarquée dans un trip à Las Vegas où les deux tourtereaux, enivrés par cette parenthèse enchantée sous psychotropes, se marieront sur un coup de tête, intérêts financiers pour elle, Green Card à la clé pour lui. Mais lorsque les parents d’Ivan, basés à Moscou, vont envoyer leurs hommes de main, qui compte un prêtre orthodoxe, une brute épaisse et un molosse plus effacé qui ne semble pas vraiment comprendre le bien-fondé de sa mission, rompre ce mariage qui les déshonore, le film va se muer en une chasse à l’homme chaotique et effrénée dans New York pour retrouver Ivan, qui s’est enfui pour éviter les foudres familiales en abandonnant sa belle.
Pourquoi c’est bien mais peut-être pas autant qu’on le dit ?
Anora débute comme un conte de fées qui se voudrait renverser le mythe Pretty Woman où la belle travailleuse du sexe est sauvée de sa condition par un homme riche qui voit au-delà des plaisirs charnels qu’elle peut lui offrir. Si leur relation repose sur une transaction financière déshumanisée, Anora et Ivan semblent liés par une véritable complicité et le bon temps qu’ils passent ensemble — et que les spectateurs cannois passent avec eux — pourrait nous faire croire à un véritable attachement réciproque.
Mais nous sommes chez Sean Baker et non chez Garry Marshall et, en deuxième partie, on assiste à la dislocation de cette brève parenthèse enchantée et à la descente aux enfers, drôle et tragique à la fois, d’Anora qui s’accroche comme un chien à son os à sa condition maritale. À la fin, comme souvent dans le cinéma désenchanté de Baker, les galériens et autres marginaux restent dans leur trou, comme Anora, qui retourne à son existence passée, après une dernière séquence forte et bouleversante.
Rarement chez Sean Baker, on a vu se déployer une telle galerie de personnages aussi over the top que le réalisateur fait exister en s’offrant le luxe de laisser s’étirer des séquences tantôt burlesques, tantôt grotesques, pour les observer déployer toute leur folie, leur bêtise ou leur rage. Et sous ce vernis de déglingue, dans le tourbillon de cette course-poursuite entre Brooklyn, Coney Island, l’incontournable détour du cinéma indépendant américain et le Nevada, vont se tisser des relations inattendues entre ces compagnons de fortune, ensemble soumis à cette puissante et richissime famille.
Si le réalisateur a toujours su faire cohabiter avec maestria et émotions des personnages qui n’ont rien à faire ensemble, unis malgré eux dans leur galère, il pousse ici les curseurs de ce compagnonnage imprévu et s’autorise un pas de côté dans la composition de ses personnages pour faire jaillir un comique de situation inattendu que sa galerie d’excellents acteurs magnifie, chacun à sa manière.
Aux côtés d’Anora, qui déploie une rage et une violence que l’on aurait pu soupçonner, magistralement interprétée par Mikey Madison (surtout connue pour son rôle dans Scream mais que l’on imagine tout à fait remporter un prix d’interprétation féminine), aussi brillante en escort girl qui prend son pied en vendant son corps qu’en épouse blessée et sans limite dans la férocité, le trio arménien d’hommes à tout faire, incapables mais sensibles, viennent compléter ce puzzle inédit et touchant. Face à eux, Mark Eidelstein est une sorte d’imitation de Timothée Chalamet nigaud, pourri gâté, déguindé et surtout très drôle, qui pourrait nous faire croire à une histoire d’amour.
Mais si l’on prend un plaisir certain à suivre cette improbable équipe dans ses galères, Anora ne tient pas la promesse, pourtant simple, de son titre et si le film porte le nom de son héroïne, il n’en épouse qu’assez peu le point de vue. Alors que l’on espérait voir l’arc narratif façon Pretty Woman habilement renversé dans un retournement de situation qui aurait permis à Anora de reprendre le contrôle — après une première partie qui ferait passer le métier d’escort pour un job de rêve — Anora s’avère finalement un film de cavale, certes jouissif, mais assez classique dans sa construction et surtout très bruyant, où la prostitution semble surtout prétexte à la blague.
On retient quoi ?
L’actrice et l’acteur qui tirent leur épingle du jeu : la jeune Mikey Madison, qui pourrait remporter le prix d’interprétation féminine mais aussi Yuriy Borisov, la brute sensible, gauche et drôle (l’insupportable voisin de chambre de Compartiment n°6, aimé à Cannes il y a quatre ans).
La principale qualité : drôle et frénétique.
Le principal défaut : ne tient pas toutes ses promesses en se trompant de point de vue.
Un film que vous aimerez si vous avez aimé : les autres films de Sean Baker, les premiers films des frères Coen et tous ceux des frères Safdie.
Ça aurait pu s’appeler : Mariage à la russe.
La quote pour résumer le film : “Si l’on prend un plaisir certain à suivre cette improbable équipe dans ses galères, Anora ne tient pas la promesse, pourtant simple, de son titre.”