“Quand je suis arrivé [au British Vogue], je me suis dit que j’allais faire un magazine inclusif qui montrait toutes les femmes, des femmes de toutes les origines, de toutes les religions, de tous les âges. Je me suis dit qu’ils me vireraient peut-être après trois numéros, mais qu’au moins, j’aurais fait quelque chose en quoi je croyais.” Edward Enninful a eu raison de suivre son cœur et ses valeurs puisqu’il n’a pas été limogé après trois numéros, mais quitte le navire au bout de six ans.
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Enfant prodige, Edward Enninful est un passionné de mode à la détermination sans faille. Fin 2022, il confiait à James Corden être “tombé amoureux de la mode pour femme” dès l’enfance, au Ghana. Passant son temps avec sa mère couturière, il est marqué par le défilé de femmes qui viennent voir sa mère : “Toutes sortes de femmes, toutes sortes de silhouettes, de tailles, de peaux.” À 13 ans, sa famille et lui partent vivre à Londres où il commence le mannequinat après s’être fait repérer dans le métro. La majorité à peine atteinte, il arrive à la tête de la rubrique mode d’i-D, devenant la personne la plus jeune à assumer une telle position.
Après 20 ans chez i-D, il devient rédacteur en chef du British Vogue en 2017. Dès son arrivée, il appuie sa volonté de rendre la publication “plus diversifiée et plus inclusive” : “Je voulais que toutes les femmes puissent voir le magazine et s’y sentir accueillies”, rembobine-t-il. En trois ans, le nom d’Edward Enninful a durablement marqué l’histoire de Vogue et les publications mode du monde entier. En plus de son travail révolutionnaire, montrant des visages et des corps jusque-là jamais mis en lumière, le spécialiste mode a fait souffler un vent novateur et nécessaire sur le paysage éditorial en lui-même.
Il rappelle volontiers son identité de “réfugié noir, gay, issu de la classe ouvrière” afin d’encourager les personnes qui pensent ne pas avoir leur place dans certains milieux à rêver grand et à “ne jamais accepter de ‘non’ comme réponse”. En 2024, Edward Enninful quittera le bateau du British Vogue pour rejoindre le navire Condé Nast, où il officiera en tant que consultant éditorial au global. Tandis que certaines voix se demandent si ce changement de poste représente une promotion ou une mise au placard, le principal concerné a affirmé sa joie de pouvoir “jouer un rôle plus important à l’échelle globale”.
Ce dernier ne sera semble-t-il pas remplacé par un·e rédacteur·rice en chef mais par un·e “responsable du contenu éditorial du British Vogue“ qui agira sous la houlette d’Anna Wintour – comme c’est désormais le cas chez les éditions française, chinoise, italienne, allemande et espagnole. En l’honneur de ses trois années innovantes à la tête du British Vogue, voici six fois où Edward Enninful a révolutionné le magazine.
Quand il a mis une femme portant le foulard en couverture
En avril 2018, la mannequin Halima Aden devenait la première hijabi à faire la couverture de British Vogue. La modèle, née dans un camp de réfugié·e·s au Kenya en 1997 et qui a depuis arrêté le mannequinat, posait aux côtés de huit mannequins aux silhouettes et couleurs de peau diverses, tandis que les éditions Vogue privilégiaient auparavant les mannequins blanches et maigres. À l’époque, Halima Aden se réjouissait d’être témoin d’une époque où les voix comme la sienne étaient “enfin entendues, et pas seulement celles d’un certain type de femmes, mais de femmes aux parcours différents”.
© Craig McDean
Quand il a fait poser neuf femmes noires
En février 2022, le British Vogue montrait en couverture neuf femmes noires originaires du continent africain : une première pour une couverture de Vogue. Présentant Abény Nhial, Adut Akech, Akon Changkou, Amar Akway, Anok Yai, Janet Jumbo, Majesty Amare, Maty Fall et Nyagua Ruea, la une était alors devenue, en quelques jours, “l’une des couvertures du British Vogue les plus likées de tous les temps” sur Instagram.
En parallèle de cet enthousiasme sur le compte du magazine, de nombreuses voix avaient cependant émergé sur les réseaux sociaux afin d’interroger les choix artistiques du numéro. Le dossier “Fashion Now” et la couverture du numéro avaient été critiqués pour l’éclairage, le stylisme, les coiffures et la direction artistique.
Les internautes avaient rapporté leur déception de voir la façon dont avaient été photographiées les neuf mannequins : qu’elles portaient des “perruques à l’européenne” alors qu’elles n’en portent pas habituellement, qu’elles étaient toutes habillées en noir, qu’elles posaient de façon statique sans “joie”, qu’elles étaient mal – voire pas – éclairées et que leurs peaux avaient été foncées à la retouche. Si on place tout de même cette polémique dans ce classement, c’est parce que ces discussions sont nécessaires, elles permettent de faire naître des interrogations et d’instiguer des changements, sur la façon dont on photographie les peaux noires ou dont on coiffe les cheveux afro par exemple.
Quand il n’a pas hésité à faire confiance à la jeunesse
Edward Enninful aime donner leur chance à de nouvelles têtes. Lorsqu’il célébrait Beyoncé en couverture de son numéro de décembre 2020, le rédacteur en chef choisissait – plutôt qu’un·e artiste déjà bien installé·e – la jeune Kennedi Carter, 21 ans, devenant la plus jeune photographe à avoir réalisé une couverture du British Vogue.
Kennedi Carter avait été choisie par Edward Enninful et Beyoncé elle-même, qui avait spécifiquement demandé qu’une femme noire soit sélectionnée pour le projet. Le duo avait jeté son dévolu sur cette étudiante en études africaines-américaines, qui concentre son travail “autour des sujets noirs”. “Son travail met en lumière les esthétiques et aspects sociopolitiques de la vie des Noir·e·s, en même temps que les beautés oubliées de l’expérience noire : la peau, la texture, le traumatisme, la paix, l’amour et la communauté. Son travail vise à réinventer les notions de créativité et de confiance propres à l’expérience des personnes noires”, détaillait à l’époque son site.
Quand il a fait poser Rihanna avec un durag
Pour son numéro de mai 2020, shooté juste avant le confinement, l’équipe de l’édition britannique de Vogue présentait Rihanna en double une de son magazine. Dans l’édito qui accompagnait le numéro, Edward Enninful expliquait s’être lui-même chargé du stylisme de la séance photo, se réjouissant de compter Rihanna comme “l’une de ses collaboratrices créatives les plus proches” et s’appesantissant sur l’élément le plus important de la série d’images, shootée par le photographe Steven Klein : le durag porté par la chanteuse.
“Pensais-je un jour voir un durag en couverture de Vogue ? Non, cher lectorat, pas le moins du monde. Bien que ce puissant symbole de la vie noire – de l’autopréservation, de la résistance, de l’authenticité – ait une place importante dans la culture populaire, il n’est que très rarement vu à travers le prisme de la haute couture. Pourtant, nous avons ici le plus fabuleux, inspirant et beau des durags, porté par une femme qui affronte tous les obstacles qui se dressent devant elle. Comme c’est excitant”, écrivait alors Edward Enninful sur son compte Instagram.
Si Edward Enninful était si heureux de faire figurer un durag sur la couverture d’un des magazines de mode les plus prestigieux du monde, c’est parce que l’accessoire est encore souvent rejeté en société. En 2001, la National Football League états-unienne interdisait par exemple à ses joueurs de porter des durags ou des bandanas sous leurs casques. Autour du monde, aux États-Unis ou en Guadeloupe, des lycées continuent de prohiber le port du durag sans autre raison que le racisme systémique, bien sûr.
Les portraits de la femme d’affaires semblaient aussi être un clin d’œil à l’appropriation culturelle dans la mode. De nombreuses marques et personnalités s’emparent de symboles africains-américains, parce qu’ils sont “tendance”, sans se soucier de l’engagement social et historique de ces pièces.
Quand il a demandé à 14 artistes de réaliser une couv
En pleine pandémie, le British Vogue a eu l’idée de demander à 14 éminent·e·s artistes de signer les couv de son numéro d’août. Les photographes Tim Walker, Nadine Ijewere, David Sims, Juergen Teller et Nick Knight ainsi que les peintres Lubaina Himid et David Hockney avaient réalisé des couvertures sur le thème “Reset”, en écho direct à la période de confinement. Assez logiquement, abattu·e·s par l’enfermement et l’angoisse sanitaire, les artistes avaient tou·te·s choisi de montrer des paysages de nature, qu’il s’agisse d’“un paysage de leur quotidien ou qui leur [manquait]“.
© David Hockney/British Vogue
Voir un magazine de mode mettre en une des œuvres d’art n’ayant rien à voir avec la mode représentait un pas de côté et un bol d’air salutaire paysage, la preuve que, par-dessus tout, Edward Enninful sait penser en dehors des cadres, faire fi des contraintes budgétaires et sanitaires. En écho à la pandémie et à la prise conscience écologique qui en a découlé, le rédacteur en chef frappait fort en optant pour des couvertures au bilan carbone minime. Les 14 œuvres originales ont été vendues aux enchères la même année afin de “participer à la lutte contre la crise du Covid-19”.
Quand il a célébré l’actrice senior Judi Dench en une
À 85 ans, l’actrice Judi Dench était devenue la personne la plus âgée à faire la couverture du British Vogue. En pleine pandémie, Edward Enninful avait de nouveau fait preuve de progressisme. Notant que les personnes de plus de 60 ans étaient mises à l’écart durant les confinements, le rédacteur en chef avait eu à cœur de célébrer les seniors et montrer que “l’âge n’est qu’un nombre”.
© Nick Knight/British Vogue