Derrière l’affiche jaune et bleue — palette de couleurs souvent réservée au genre de la comédie un peu potache — se dévoile un premier film qui est tout l’inverse de ce qu’il semble être et nous plonge dans les années noires de l’ère Thatcher.
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En 1988, dans les pubs d’une petite ville de l’Angleterre, l’ambiance est rock et festive mais la Dame de fer vient de mettre en place l’article 28, une loi visant à interdire la “promotion” de l’homosexualité dans les établissements scolaires. Jean est prof de sport et n’assume pas son homosexualité, contrairement à sa compagne. La peur de perdre son emploi va la pousser à jouer un double jeu jusqu’à faire d’une de ses élèves le dommage collatéral de cette honte d’elle-même et de son homophobie intériorisée.
Si l’époque est sombre, le film — tourné en 16 mm — est magnifié par une superbe photographie, avec juste ce qu’il faut de vintage, et par une actrice à la retenue parfaitement juste. Blue Jean, de Georgia Oakley, est un premier film abouti, politique et militant, sans être un étendard, mais surtout pudique et intime à la fois, qui scrute une héroïne en zone grise dans l’Angleterre homophobe de Thatcher. Nous avons rencontré sa réalisatrice.
Konbini | Votre film est politique, son contexte est politique mais il est surtout très intime. Comment avez-vous géré cet équilibre délicat ?
Georgia Oakley | J’ai toujours été davantage attirée par les films personnels plutôt que par les films politiques. La première fois que je suis tombée sur ces interviews de professeures lesbiennes qui ont inspiré le film, j’ai immédiatement su que je voulais en faire un portrait intime plutôt qu’une histoire politique sur la promulgation de cette loi et ce qui en a découlé, bien que ce fût évidemment tentant car cette histoire est fascinante.
Mais j’ai préféré me concentrer sur une seule personne qui aurait vu sa vie impactée par cette loi sans que ce ne soit nécessairement la première personne à qui l’on pourrait penser car, lorsqu’on évoque l’article 28 au Royaume-Uni, on parle essentiellement des manifestations qui ont eu lieu en réaction et du courage des gens qui ont protesté. Mais ce n’est pas ce que je voulais pour mon film.
Pour cela, vous avez laissé l’aspect politique hors-champ ? On entend parler de l’article 28 uniquement via les voix à la radio ou la télévision.
Aujourd’hui, si on souhaite s’informer sur un sujet, on a juste à consulter son téléphone et on a accès à une multitude de sources différentes. Mais à l’époque, il y avait un seul journal dans la salle des profs ou un seul bulletin d’informations à la radio sur le chemin de l’école et peu importe si ce qui était dit était la vérité. Ces médias étaient alors plutôt alignés en termes d’homophobie institutionnalisée. J’ai voulu filmer une personne qui n’est pas en recherche d’informations sur le sujet mais que ces messages atteignent même dans le calme et l’intimité de sa maison, des messages homophobes qui proviennent de la télévision sans même qu’elle le remarque.
C’était également une façon de représenter la façon dont moi, en tant qu’enfant, j’ai également internalisé ces messages. C’est seulement quand j’ai eu la vingtaine que j’ai compris que moi aussi, je regardais ce genre de programmes à la télévision et que j’écoutais ce genre d’informations à la radio. C’est ça qui a nourri ce personnage qui n’est pas vraiment consciente de ce qu’elle consomme.
L’article 28 n’a été abrogé qu’en 2003 et à cette époque, vous étiez encore à l’école. Comment a-t-il impacté votre propre construction ?
J’ai grandi sans aucun role model gay dans les médias ou à l’école et autour de moi, de nombreuses femmes ont fait leur coming out tard, dans leur trentaine, alors que sa sexualité, on la découvre généralement à l’adolescence. Quand on grandit avec quelque chose qui nous semble si étranger, on ne peut pas l’imaginer pour soi. Cette censure a éclipsé et silencié tellement de possibles me concernant et, maintenant que je suis plus âgée, je comprends qu’il y a tellement de personnes dans ma vie qui auraient pourtant pu être des role models.
À 26 ans, j’ai intégré un programme de formation pour cinéastes queers au Royaume-Uni et la personne qui l’animait était mariée à une femme et avait deux enfants. Je me souviens avoir été saisie par le fait que j’avais 26 ans et qu’elle était la première personne que je rencontrais qui représentait un modèle heureux de ce que je pourrais être ou avoir dans ma vie.
Pourquoi avez-vous décidé de faire de votre personnage principal une professeure d’éducation physique spécifiquement ?
Quand tu es professeur·e d’éducation physique, ton travail est lié aux corps, au mouvement, et à cette époque, il n’y avait pas seulement de l’homophobie institutionnalisée, il y avait également une grande confusion entre homosexualité et pédophilie. Encore aujourd’hui, quand j’ai évoqué mon projet de film sur une professeure d’EPS lesbienne, certaines personnes m’ont dit que c’était problématique. Il y a toujours ce cliché selon lequel si vous êtes gay et que vous évoluez dans un environnement entouré·e de corps jeunes et partiellement dévêtus, alors vous êtes une menace.
Jean a intériorisé ce stigmate et projette donc elle-même la menace qu’elle pourrait être pour ces adolescentes. Elle est mal à l’aise, elle ne sait pas où regarder quand elle rentre dans les vestiaires. Toutes les professeures de sport avec qui je me suis entretenue avaient ce traumatisme alors que ça n’avait rien à voir avec leurs pensées à elles. Puis il y avait également cette idée selon laquelle le ou la professeur·e d’EPS est souvent plus jeune et ses élèves peuvent alors y projeter une figure amicale. Quand j’ai parlé de mon projet, beaucoup de personnes se sont souvenues avoir eu un crush sur leur professeur·e d’éducation physique, ou l’envie d’être leur ami·e.
J’imagine que vous avez enquêté en rencontrant des professeur·e·s qui étaient en activité lorsque l’article 28 était encore en vigueur, mais avez-vous également parlé avec des enseignant·e·s queers d’aujourd’hui ?
Oui, j’ai parlé avec des professeur·e·s d’aujourd’hui et plusieurs m’ont dit cacher leur orientation sexuelle au travail de peur du contrecoup qu’ils et elles pourraient subir et c’est un héritage direct de l’article 28. Si en 2023, les professeur·e·s ne peuvent pas être honnêtes avec leurs étudiant·e·s, c’est que les choses n’ont pas beaucoup avancé.
Je me souviens que lorsqu’on cherchait des financements pour le film, de nombreuses personnes étaient sceptiques car pour elles, le film était une sorte de retour en arrière. Pourtant c’est toujours d’actualité et aujourd’hui, cette censure et cette invisibilisation sont dirigées contre la communauté trans.
La première scène du film est étonnante, on y voit Jane qui se colore les cheveux, comme si elle voulait se créer une nouvelle identité pour une nouvelle vie. Nouvelle identité qu’elle n’acceptera finalement jamais vraiment…
C’est cette position entre deux mondes qui m’intéressait. Jean est comme coincée à mi-chemin. Elle est introvertie et n’est pas engagée politiquement. Mais est-ce que chaque personne queer doit nécessairement descendre dans la rue en brandissant des drapeaux et être politisée simplement parce qu’elle est gay ? C’est cette histoire, à laquelle je m’identifie, que je voulais raconter. Cette nouvelle coupe, c’était une façon de montrer qu’elle avance mais qu’elle n’est pas totalement acceptée dans toutes les sphères de sa vie.
Pour sa famille, elle est trop gay, ils n’approuvent pas son divorce, ils n’aiment pas sa nouvelle coupe ou sa nouvelle couleur, elle ne se comporte pas comme ils aimeraient qu’elle se comporte. Et dans les bars gays, elle n’est pas assez gay, elle est la nouvelle, la “baby Jean”. Je me souviens avoir vécu la même chose quand j’ai fait mon coming out.
Pourquoi tout ce bleu ? Qu’est-ce que cette couleur signifie pour vous ?
C’est une question difficile car tout le monde a sa propre interprétation de la signification de la couleur bleue. Mais pour moi, le nerf de la guerre c’était de comprendre ce qui se passait quand on déplace Jean de chez elle, à l’école, au pub. Comment est-elle regardée, comment se sent-elle regardée et quels sont les micro-changements que ça apporte à son personnage ? Avec cette palette de couleurs, nous avons construit ces différents mondes. La cheffe déco et la cheffe costumes ont beaucoup parlé des différents états par lesquels Jean passe, les masques qu’elle porte et comment tout ça pourrait être retranscrit en couleur, à la fois dans ses vêtements et dans les ambiances des lieux.
Mais le titre lui vient d’un terme d’argot utilisé dans la communauté lesbienne des années 1980, lorsqu’une femme s’identifiait comme “féminine”, en opposition à “masculine”, mais préférait porter des jeans plutôt que des vêtements traditionnellement féminins. C’est ma productrice qui me l’a rappelé, j’avais oublié. Puis en anglais, le terme “blue” évoque également la tristesse, donc cette colorimétrie encapsulait, selon moi, ce sentiment.
On a certainement dû beaucoup vous parler d’Aftersun, premier film d’une jeune réalisatrice du Royaume-Uni, où la couleur bleue est également très présente. Comme vous, Charlotte Wells a été inspirée par Tomboy de Céline Sciamma…
Tomboy n’a pas inspiré ce film mais m’a donné envie de faire des films. On ne me montrait aucun film qui n’était pas en langue anglaise quand j’étais jeune, mais je me souviens avoir découvert Tomboy dans un vidéo club à Londres, tenu par deux Français·es. C’est un film auquel je ne cesse de revenir et l’émotion du premier visionnage ne s’estompe pas.
J’ai toujours eu plus d’affinités avec le cinéma français qu’avec le cinéma britannique qui, selon moi, répond à des canons plus masculins. Les films français, même s’ils sont réalisés par des hommes, sont plus souvent centrés sur des personnages féminins complexes et sont souvent plus lyriques et poétiques.
Ma productrice est française et quand je l’ai rencontrée, on a parlé de cinéma français pendant des heures. On a été très inspirées par Divine qui venait de sortir et qui avait un personnage principal féminin tellement excitant. Même si Blue Jean n’a rien à voir avec ce film, comme lui, la politique est une sorte de cheval de Troie à l’intérieur même du film qui ne se présente pas à vous comme tel. Quand on pitchait le film, on a aussi beaucoup évoqué 120 battements par minute, notamment parce que le traitement de l’époque, les années 1980, me semblait intemporel.
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