(© Columbia)
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La discographie de Big L est hantée par le sampling, que ce soit les titres sortis de son vivant ou après sa mort. Sa disparition il y a 20 ans a laissé un sacré vide et une impression d’inachevé dans le rap new-yorkais des années 1990. Le 15 février 1999, lorsque Big L était assassiné, il laissait derrière lui une discographie basée sur le sampling, composée par certains des plus grands beatmakers d’alors.
Car si le rappeur est parvenu à si bien s’entourer, c’est d’une part grâce à son talent, mais aussi parce qu’il faisait partie du crew Diggin’ in the Crates (abrégé D.I.T.C.), fondé autour de Lord Finesse. Tous ses membres étaient issus du Bronx, sauf Big L, de Harlem. Et quand on se penche sur sa discographie, force est de constater que cela n’a en rien altéré l’alchimie entre le MC et ses producteurs.
Les samples dissonants des débuts
Pourtant, au début de sa carrière, Big L a travaillé avec d’autres faiseurs d’instrus. Connu pour ses skills dingues de freestyleur, Lamont Coleman dans le civil a posé pour un paquet de beatmakers lors de ses premiers projets. En témoigne son travail avec Ez Elpee, qui, dès 1991, lui confectionne un beat basé sur le titre “Biggers’s Theme” de Mtume, sorti en 1986 sur la bande originale du film Native Son.
Un grondement de synthé, semblable à la sirène d’un paquebot, puis des accords plaqués de piano, une basse stricte, et une batterie simpliste qu’Ez Elpee va boucler très simplement afin de soutenir le freestyle du rookie Big L.
Blindé de scratchs, ce freestyle fait partie des titres marquant la naissance d’un rappeur au style noir et très incarné.
Très vite, toute l’équipe du Diggin’ in the Crates se met à composer pour lui, en premier lieu Lord Finesse, qui l’invite sur bon nombre de ses morceaux, et Showbiz. Ce dernier a alors un duo avec le rappeur A.G., également membre de D.I.T.C., et fait appel à Big L pour poser sur leur titre “Represent”, qui figurera sur leur premier album, Runaway Slave, sorti en 1992.
Sur cette instru, deux samples principaux sont superposés. En guise de base rythmique, il y a ce breakbeat classique du hip-hop : “Sing a Simple Song” de Sly and the Family Stone, sorti en 1968, qui sera notamment samplé par KRS-One, Easy-E, 2Pac, Dr. Dre, Digital Underground, Arrested Development ou encore De La Soul. Une batterie qui fait figure de classique.
Le second sample est une pépite : une guitare de jazz saturée trouvée sur “Sam Enchanted Dick” de Jack Bruce, et située à la cinquante-cinquième seconde du morceau.
C’est le motif mélodique principal, très dissonant, presque malaisant, signe que le duo Showbiz & A.G. s’est grandement nourri de la scène hip-hop alternative naissante de l’époque. Le couplet de Big L n’est pas son meilleur, mais la musique qui le soutient est démente.
Changement de maison de disques, mais pas de recette
Au fur et à mesure que Big L grandissait dans l’underground rap, les maisons de disques ont commencé à lui faire du pied. Celle qui raflera la mise s’appelle Columbia. C’est elle qui lui permettra de sortir son premier véritable single, “Devil’s Son”, en 1993.
Showbiz est encore aux commandes. Celui-ci va alors piocher chez Nat Adderley, grand joueur de cornet trop sous-estimé dans l’histoire du jazz, et son titre “Rise, Sally Rise” de 1968. C’est sur la basse et la batterie, principalement, qu’il jette son dévolu.
Toutes les planètes sont alignées pour que Big L passe la vitesse supérieure. En 1995, il sort son premier album, qui sera aussi l’unique sorti de son vivant, Lifestylez ov da Poor & Dangerous. Un classique. À la production, on retrouve son mentor, Lord Finesse, qui produit cinq des douze titres de la tracklist, dont le morceau “Street Struck”.
Les principaux éléments harmoniques sont ces amas de nappes de Rhodes Fender, qui semblent filtrés et découpés. En fait, Lord Finesse s’est servi dans la superbe introduction du titre “Witch Doctor’s Brew” du groupe Magnum. Le son du Rhodes y est magnifique. Le beatmaker en extrait plusieurs passages, les superpose, les entremêle, les pitche légèrement, et les filtre. Tout repose sur le son et ses modulations.
Parmi les autres instrus conçues par Lord Finesse sur l’album, on trouve celle de “MVP”.
La batterie est tirée d’un breakbeat très répandu dans le hip-hop, celui de “Get Out of My Life, Woman” d’Allen Toussaint, que l’on peut aussi entendre sur des beats d’A Tribe Called Quest, Gorillaz, The X-Exutioners, Mobb Deep ou encore Nas.
Mais c’est surtout le sample mélodique qui est intéressant : trouvé dans le titre Ô combien kitch “Stay With Me” du groupe vocal DeBarge, sorti en 1983, il contient notamment un petit riff de piano que les fans du R’n’B des années 2000 n’auront aucun mal à reconnaître…
Cela vous rappelle quelque chose ? Si ça n’est pas le cas, mieux vaut réécouter “Foolish”, gros hit d’Ashanti paru en 2002.
Sur Lifestilez ov da Poor & Dangerous, on retrouve aussi la patte d’un autre membre du crew D.I.T.C., Buckwild. C’est lui qui s’occupe de la prod de “8 Iz Enuff” en featuring avec Cam’ron, qui a l’époque n’est pas encore le poids lourd du rap que l’on connaît aujourd’hui.
Pour ce faire, il va piocher quatre samples pour les quatre éléments musicaux du titre. Il commence par la batterie équipée de grelots piquée du titre “School Boy Crush” d’Average White Band…
Puis il enchaîne avec une descente de contrebasse empruntée au grand jazzman sud-africain Dollar Brand, plus précisément à son titre “The Dream” sorti en 1976 (situé à 3 min 06 dans le morceau)…
Il ajoute des cuivres samplés sur l’introduction du titre “Soul Travelin’ Pt. 1” de Gary Byrd…
Et termine avec des effets analogiques bizarres inventés par la formation de no wave ESG sur son titre le plus connu, “UFO” (à la onzième seconde), samplé des centaines de fois par le rap, mais pas seulement.
Lifestylez ov da Poor & Dangerous ne rencontre pas le succès espéré par Columbia, mais séduit la critique. Big L, ne souhaitant pas changer de recette musicale, est viré par la maison de disques, mais continue de se faire une place parmi les meilleurs. En 1998, il sort l’un de ses classiques, “Ebonics”, produit par un tout nouveau venu dans le monde des beatmakers, Ron Browz.
Le morceau qui fait figure de principale victime : “Every Beat of My Heart” de James Brown, sorti en 1963. Les cuivres de l’introduction servent à apporter de la lourdeur à l’instru, tandis que la note d’orgue qui les suit apporte une tension constante à “Ebonics”. C’est simple, mais redoutable.
Big L décède donc le 15 février 1999. Son album posthume, The Big Picture, ne tarde pas à voir le jour, et rassemble des producteurs de renom plus ou moins proche du D.I.T.C., comme la légende du beatmaking Pete Rock, qui confectionne le beat de “Holdin’ It Down”. Ce titre est aujourd’hui considéré comme l’une des pièces maîtresses de la discographie de Big L.
Les origines de ce titre sont contenues dans les premières notes d’un morceau de 1963 de John Dankworth, “Please Sir, I Want Some More”. La ligne de flûte traversière est découpée note par note par Pete Rock, qui compose une mélodie inédite, bel exemple de chopping, sous-discipline du sampling dont il est l’un des artisans les plus fameux.
Autre producteur chargé de maintenir la mémoire de Big L, Shomari, qui s’occupe de l’excellent titre “Flamboyant”.
Le son semble sorti d’une autre planète. Pourtant, il est à chercher chez James Gilstrap et son titre “Move Me”, sorti en 1976. Cette guitare qui semble fuser dans les enceintes et cette flûte traversière sautillante sont bouclées par Shomari, accélérées, pitchées, puis utilisées comme base de “Flamboyant”. L’une des plus belles instrus sur lesquelles Big L ait posé.
Depuis, plusieurs compilations de freestyles et d’inédits du rappeur ont vu le jour. Sa carrière posthume est large. Et puisqu’il a sacrifié son succès commercial pour rester fidèle à ses envies musicales, rien d’étonnant à ce que ses sorties plus récentes soient presque toujours basées sur le sampling, discipline que Big L a toujours défendue. Jusqu’à la mort.