En 2016, Fatimazohra Serri travaille en tant que comptable, un emploi qui ne la stimule pas tellement. Dans le but de “briser la routine”, elle se met à la photographie de rue armée de son téléphone portable, afin d’être le plus discrète possible. Ces échappées photographiques lui permettent de garder la tête hors de l’eau et l’aident à “se sentir moins déprimée”.
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Au bout de quelque temps de pratique, un an peut-être, l’artiste décide de s’essayer à “quelque chose qui [la] touche encore plus” : la “photo conceptuelle”. Venant d’une “famille conservatrice dans une ville conservatrice”, elle organise ses premières séances photo sur son toit, avec sa sœur, “parce qu’il est un peu difficile de trouver des modèles et de prendre des photos librement dans les espaces publics”, nous confie-t-elle.
Red Flags. (© Fatimazohra Serri)
Sachant que son travail peut être jugé “controversé”, elle n’imagine à l’époque pas un seul instant qu’il pourrait un jour être exposé. Sa première visée est purement cathartique : “Je ressentais beaucoup d’émotions différentes et la photo représentait un moyen d’exprimer ma colère. C’était une façon de me donner une parole, de donner une parole aux femmes, surtout celles venant d’une communauté aussi conservatrice que la mienne. […] Cela m’a aidée à m’exprimer parce que j’étais très timide plus jeune. Je ne parlais pas beaucoup, je ne savais pas comment m’exprimer et la photo est devenue le meilleur moyen de dire ce que je voulais dire.”
Malgré la discrétion dont elle sait qu’elle doit faire preuve, Fatimazohra Serri publie ses images sur Instagram. “Bien sûr, j’avais peur”, avoue la photographe, “je savais que je n’étais pas censée prendre ces photos. Je ne savais pas comment mon entourage et ma famille allaient réagir et je faisais toujours bien attention à ne pas montrer les visages de mes modèles parce que ce sont des amies qui m’aident et elles viennent également de familles conservatrices.”
À l’époque, Fatimazohra Serri sait qu’elle “risque d’affecter [ses] relations avec [sa] famille” en créant et partageant ses œuvres, elle n’hésite cependant pas longtemps en voyant à quel point la photographie l’“aide à [se] sentir mieux, à se sentir en vie”. “Quand tu trouves enfin le truc pour lequel tu es douée, tu veux faire ça pour le reste de ta vie. Ça a fait office de guérison pour moi”, s’épanche, sourire aux lèvres, la photographe.
Two sides of the same coin, 2018. “L’idée derrière cette image, c’était de parler de cette tendance à diviser les femmes en deux catégories : les femmes bien et les mauvaises. On ne devrait pas faire ça.” (© Fatimazohra Serri)
Prendre et donner confiance
Publiées sur les réseaux, ses photographies rencontrent un vif succès et les retours positifs et propositions d’expositions affluent. “Je détestais mon travail de comptable. Je n’étais même pas très bonne, tellement je détestais ça. La photographie est arrivée et m’a donné confiance. C’est devenu mon truc.” La vie est parfois bien faite, le travail photographique de Fatimazohra Serri a rencontré un tel succès qu’elle a pu quitter son travail de comptable en septembre 2021 pour s’y consacrer.
Si elle a déjà reçu des insultes, l’artiste se concentre sur les commentaires positifs et la façon dont ses images participent à un changement de paradigme. “Beaucoup de stéréotypes entourent les femmes arabes. On a beaucoup d’obstacles devant nous mais on est aussi très fortes et créatives et c’est très important de montrer cela.”
L’Origine du monde. “Cette photo est ma recréation du célèbre tableau de Gustave Courbet.” (© Fatimazohra Serri)
Ses images sont destinées “à tout le monde”. “J’aimerais que des gens extérieurs au monde arabe voient également mon travail, d’autant que je parle de ce que je connais et c’est très important. En tant qu’artiste, quand on veut mettre quelque chose en lumière, il faut l’avoir vécu. Je trouve ça important.”
Toujours accompagnée de son premier appareil photo – appareil qu’on lui a offert lorsqu’elle est passée de la photo de rue à la photo “conceptuelle” –, Fatimazohra Serri estime qu’elle pourrait s’améliorer techniquement, mais souligne qu’elle “fait des idées [sa] priorité“. “Chaque photo raconte une histoire. Ce sont des photos à message.”
Pour transmettre ces messages, elle met un point d’honneur à minutieusement travailler “la mise en scène, le décor, les accessoires” afin que les images parlent d’elles-mêmes, sans “longs textes explicatifs”. Une image à la fois, Fatimazohra Serri change le monde et la façon dont on le voit.
We run this mother. (© Fatimazohra Serri)
“Je montre souvent la burqa et je voulais montrer que les femmes, notamment les femmes arabes, sont très fortes. La position de la modèle nécessite de la souplesse, de la puissance – des caractéristiques qu’on écarte souvent des femmes, surtout lorsqu’elles portent ce genre d’habits. Elle a l’air très à l’aise alors qu’elle est en train de soulever le monde.
Je voulais montrer des bas résille, vus comme quelque chose d’érotique, parce que la sexualité des femmes est opprimée. Quand j’étais plus jeune, l’idée même de féminité posait problème. On entend qu’il ne faut pas se tenir ainsi, s’asseoir comme ça. Avec mon travail, je veux célébrer la féminité. Avec le temps, j’apprends à exprimer tout cela de façon plus libre et la photo m’aide en ce sens.”
Now you see me. (© Fatimazohra Serri)
“Bien que cachée derrière un journal, la modèle est toujours visible grâce aux lettres qui dessinent ses contours. Je voulais parler des femmes qui ont élevé leurs voix, qui sont parvenues à se faire entendre, se faire voir, et qui ont atteint des positions habituellement tenues par des hommes. Je veux célébrer cette évolution.”
Scarecrow. (© Fatimazohra Serri)
Vous pouvez retrouver le travail de Fatimazohra Serri sur son compte Instagram.