Pour son dernier long-métrage, Wes Anderson a planté son décor rétro dans une petite ville fictive du désert américain, bien loin du Paris des années 1960 dont l’effervescence avait été reconstituée à Angoulême pour The French Dispatch. Cette fois-ci, c’est en Espagne, au sud de Madrid, que la gigantesque équipe déco du film a soulevé des montagnes (de carton-pâte) pour parvenir à faire sortir la petite ville colorée d’Asteroid des champs de pois chiches et de melons.
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À sa tête, le chef décorateur Adam Stockhausen et son assistant, le Français Stéphane Cressend, sorte de super chef de chantier, qui a supervisé la construction de ces décors une nouvelle fois remarquables. Il nous a raconté les coulisses de la fabrication de ces “cartes postales de luxe” que sont pour lui les films de Wes Anderson.
Konbini | À quel moment de la production d’Asteroid City êtes-vous intervenu ?
Stéphane Cressend | Je suis arrivé à Chinchón le 4 janvier 2021, soit sept mois avant le début du tournage. En général, on estime que quatre mois pour la fabrication des décors, c’est bien. Mais les films de Wes Anderson ne ressemblent à aucun autre film, le développement est beaucoup plus long, le travail est beaucoup plus pointilleux. Je ne pense pas les décors, donc quand je suis arrivé en Espagne, ils avaient déjà été largement pensés par Wes Anderson et Adam Stockhausen.
Le film devait être tourné en Italie, à Cinecittà, sur le plateau de Fellini, et la préparation avait attaqué en septembre pour un tournage prévu début août. Wes est très cinéphile, donc il veut toujours qu’il y ait un lien entre son film et l’histoire du cinéma. Il a finalement choisi de délocaliser le film en Espagne et il a choisi Chinchón car c’est un lieu lié à Orson Welles [il y a tourné Falstaff et Une histoire immortelle, ndlr].
Pour l’anecdote, en juillet 2020, soit un an avant le début du tournage, Adam m’a appelé pour me demander des conseils sur la reconstitution d’un désert “pour un copain”. Je lui ai donné mon avis, puis six mois plus tard, quand il m’a expliqué le projet, j’ai compris que ce fameux “copain”, c’était Wes Anderson. Mais ses films sont toujours des projets tellement secrets que même à moi, qui avais pourtant déjà travaillé avec Wes sur The French Dispatch et sur une publicité, il a menti.
De quels éléments disposiez-vous pour la conception des décors d’Asteroid City ?
Je disposais d’une animatique, qui est un story-board animé, un peu comme une bande dessinée, ainsi que d’un story-board classique, de concepts, de dessins en 3D et des plans des décors qu’Adam Stockhausen avait conçus six mois avant. Mais il m’a fallu déjà une semaine pour comprendre de qui et comment était constituée l’équipe déco.
Chez Wes Anderson, on est sur de la fabrication de cartes postales de luxe. Il y a toujours des cadrages et des minutages très précis et on bâtit les décors au centimètre près en fonction de ces cadrages. Il nous a parfois demandé de bouger de 6 ou 7 millimètres des éléments de décor qui peuvent peser jusqu’à dix tonnes. Puis, quand on regarde le combo, on constate qu’en termes de composition de cadre, ça change effectivement tout. Pour certains décors, si on modifie un tout petit peu l’axe de la caméra, ça ne fonctionne plus du tout. C’est un vrai enseignement de travailler avec Wes Anderson et je ne mesure pas encore ma chance.
Le budget alloué aux décors sur ses films est-il véritablement plus conséquent que sur d’autres productions équivalentes ?
Oui, il l’est. D’autant plus que l’on pourrait penser que c’est le casting qui absorbe une grande partie du budget. Mais tout le monde vient participer à ses films comme s’il venait en colonie de vacances. Sur ses longs-métrages, qu’on dit à “forte identité graphique”, le budget pour les décors peut facilement atteindre les 25 % du budget global. Sur un film plus “classique”, le décor représente environ 8 % du budget, sur un film d’époque, on monte à 15 %, et sur des films très graphiques, quand le décor est presque un personnage à part entière, il peut monter à 20 ou 25 %.
En comparaison, sur les films Marvel et leur casting de stars, le budget décor – quand il n’est pas vert et numérique – est infime, mais sur certains films français, comme les films de Jean-Pierre Jeunet par exemple, il peut parfois monter jusqu’à 30 % du budget global.
Combien y avait-il de personnes dans votre équipe déco ?
On était environ 200. On a commencé à dix mais, à la réception des plans puis à l’arrivée des peintres et des sculpteurs, l’équipe a rapidement augmenté. On avait quand même une centaine de semi-remorques de carton-pâte à sculpter et à peindre ! On a d’ailleurs commencé à sculpter le cratère qui mesurait douze mètres de haut et quarante mètres d’amplitude mais, finalement, Wes a décidé de le construire en trois parties et a donc re-“story-boardé” et recoupé ses séquences pour qu’on puisse le filmer sur trois sections. Il y a toujours une vraie réflexion pour améliorer, avoir le meilleur plan et ne pas perdre trop de temps.
Au final, qu’est-ce qui est du décor naturel, du décor construit et des effets numériques ?
Pour une scène dans un compartiment de train, on a voulu faire un fond à l’ancienne avec des lumières qui défilent. On a mis en place un système de fond déroulant avec des chariots qu’on se renvoyait mais on a épuisé les personnes qui les manipulaient pendant les prises donc on a abandonné. Je découvrirai ça quand je verrai le film mais je pense qu’ils ont finalisé cette scène en numérique. Mais chez Wes Anderson, les seuls effets numériques sont les miniatures de Simon Weisse.
Je pense d’ailleurs que ce que l’équipe espagnole m’a le plus souvent demandé sur le tournage, c’est pourquoi on ne reconstituait pas ces montagnes en numérique. On a sculpté 7 000 mètres cubes de carton-pâte pour faire ces montagnes – qu’on a recyclé, je précise – et ça ne marche qu’en réel. Puis ça fait sens, car c’est aussi une histoire de théâtre. J’ai moi-même passé mon temps à me demander ce qui devait ressembler à du décor de théâtre. Je me suis souvent dit qu’il y avait une sorte de chaos volontaire chez Wes Anderson pour arriver à quelque chose d’un peu spontané. La magie naît de l’incertitude.
Quelles étaient vos références pour la reconstitution de cette ville fictive ? Est-ce qu’elles se situaient aussi du côté des sitcoms pour l’esprit très théâtral ?
Wes Anderson a une équipe qui travaille à l’année pour lui, donc quand on commence la préparation, on dispose d’une très grosse base de données avec beaucoup de références. On sait donc que tel bâtiment fait référence à tel film de John Ford ou que tel papier peint provient de l’arrière-plan d’une séquence de quelques secondes d’un film très précis. Le cahier des charges est extrêmement complet et tout est très référencé.
Au final, bien que le travail soit herculéen, est-ce que ce n’est pas plus facile de concevoir les décors d’un film de Wes Anderson ?
Sa minutie facilite le travail de création d’Adam Stockhausen qui matérialise tout ce qui sort du cerveau de Wes. C’est à ça qu’ont servi les six mois avant que j’arrive sur le projet. L’emplacement du moindre élément de décor est le fruit de nombreux échanges, essentiellement par mail, entre eux. C’est comme un immense puzzle à assembler.
Est-ce plus difficile de reconstruire le Paris des années 1960 à Angoulême ou de faire sortir une ville fictive d’un désert espagnol ?
Bonne question… Au début de la production de The French Dispatch, je ne comprenais pas pourquoi on allait à Angoulême. On y est arrivés avec très peu d’éléments et on a construit beaucoup de choses en studio. Pour Asteroid City, on a tout construit sur des champs de pois chiches et de melons. Il a donc fallu aplanir le terrain, construire des routes, faire des raccordements pour les sanitaires, amener l’électricité… C’était un vrai chantier de travaux publics sous 38 °C et des tempêtes de sable. Donc au niveau des conditions de travail et de l’ampleur, je pense qu’Asteroid City a été plus compliqué, bien qu’on connaissait l’envergure du projet dès le début.
Sur quel autre film de Wes Anderson auriez-vous aimé travailler en tant que chef décorateur ?
Pas besoin de réfléchir, sur The Grand Budapest Hotel ! On en a beaucoup parlé avec Adam Stockhausen sur le tournage d’Asteroid City et il me racontait qu’il n’était pas toujours très fier de ce qu’il avait fait, que le sol était pourri, que l’ascenseur était en réalité tout petit, alors que ça rend tellement bien à l’image. J’aurais aimé voir ça de mes propres yeux.