D’origine chypriote turque, Tracey Emin naît en 1963, à Croydon au Royaume-Uni, et vit une enfance mouvementée. Elle habite dans un hôtel avec sa mère et son frère jumeau, et durant ces années, elle subit des agressions sexuelles alors qu’elle est une enfant. Elle est violée à 13 ans puis tombe enceinte à 18.
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Diplômée du Maidstone College of Art puis du Royal College of Art, Tracey Emin connaît le succès avec son œuvre Everyone I Have Ever Slept With, une tente sur laquelle elle a cousu les noms de toutes les personnes avec qui elle a déjà dormi. Elle donne sa première exposition personnelle dans une galerie londonienne en 1993.
C’est dans les arts visuels que l’artiste trouve le moyen d’extérioriser ses traumatismes. Dans ses œuvres, la célèbre et subversive Tracey Emin aborde régulièrement la sexualité, la brutalité et, plus largement, sa propre histoire. “Pour moi, agressivité, sexe et beauté vont de pair. Une grande partie de mon travail porte sur la mémoire, par exemple, des souvenirs de violences et de souffrance. Aujourd’hui, si je fais un dessin, j’essaie de dessiner l’amour, mais l’amour n’est pas toujours doux”, déclare l’artiste dans Frieze.
À l’occasion de l’exposition “L’Argent dans l’art” qui se tient à la Monnaie de Paris du 30 mars au 24 septembre 2023, qui revient sur les représentations de la monnaie et des transactions dans l’art, de l’Antiquité à nos jours, retour sur son iconique œuvre J’ai tout ce qu’il faut.
Une récompense… que l’artiste n’a pas reçue
Capturé en l’an 2000 pendant une performance, le Polaroid J’ai tout ce qu’il faut dévoile Tracey Emin assise à même le sol. Sa robe Vivienne Westwood remonte sur ses hanches et l’artiste britannique, alors âgée de 37 ans et dans une position cupide presque enfantine, amasse un tas de billets et de pièces de monnaie entre ses jambes nues. Derrière le désir évident d’argent et de sexe, ce cliché à la fois intime et politique livre des réflexions sur la notion de succès, le bonheur et la maternité. Pour saisir entièrement cette œuvre, il faut un peu de contexte.
En 1999, Tracey Emin est sélectionnée pour le prix Turner, qui met chaque année en lumière un·e artiste contemporain·e, souvent britannique. Elle ne remporte pas le prix, mais suscite pourtant l’attention des médias avec son œuvre My Bed.
Exposée au Tate Britain de Londres, My Bed est une installation du lit de l’artiste dans lequel elle avait passé plusieurs jours pendant un épisode dépressif. Celui-ci est entouré de vêtements froissés, de mégots de cigarettes, de préservatifs usagés… Un an plus tard, J’ai tout ce qu’il faut s’interprète à la lueur de ce succès. Un succès certes non officialisé par le prix Turner, mais par le bruit suscité par My Bed et la polémique autour de cette œuvre.
Tracey Emin, My Bed, Tate Britain, Londres, 30 novembre 1999. (© Dave Benett/Getty Images)
Si l’artiste se met souvent en scène dans ses créations, notamment pour parler de ses déchirures et de ses amours déchus, J’ai tout ce qu’il faut la montre, au contraire, comblée. “Tracey Emin est presque toujours dépeinte comme une femme tragique à la princesse Diana. Il est rare d’avoir un aperçu de la personne heureuse, prospère et confiante qu’elle est devenue. J’ai tout ce qu’il faut est un couronnement éphémère : une version éhontée, un doigt d’honneur à ses détracteurs. Emin a triomphé de tout et a de l’argent pour se propulser !”, analyse la galerie Saatchi.
Fertilité créatrice et condition féminine
Sur le Polaroid agrandi, la main droite de Tracey ramène l’argent vers son sexe, mais sa main gauche, au niveau de son ventre, rappelle une posture maternelle. L’artiste, qui n’a pas d’enfant, n’a jamais caché avoir vécu deux avortements et trois fausses couches. Dans une chronique qu’elle écrivait dans les lignes du journal britannique The Independent en 2009, Tracey Emin affirme son non-désir de maternité et son choix d’avoir privilégié son art et sa carrière.
“Je n’aurais jamais cru dire ou penser cela, mais en vieillissant, il devient de plus en plus évident que mes enfants sont accrochés aux murs de la Tate Britain. […] Avec ces images [de la guerre en Palestine, ndlr], je me sentais tellement reconnaissante de ne pas être le genre de mère qui a donné naissance à un être humain, mais le genre de mère qui donne naissance à une notion créative, une idée créative, quelque chose qui n’est pas mauvais”, déclarait-elle.
Tracey Emin, J’ai tout ce qu’il faut, 2000. (© White Cube/Adagp, Paris, 2023)
Sa richesse – ici littéralement matérialisée par de l’argent – ne vient pas du bonheur qu’elle peut trouver dans la famille nucléaire, mais des œuvres qu’elle a créées de toutes pièces, en puisant dans son passé. “Quand les gens ont des enfants, ils ont un but. Quand vous n’avez pas d’enfants, vous devez définir et créer votre propre but, créer vos propres raisons d’être ici. J’aimerais penser que j’inspire les jeunes à être créatifs”, confie-t-elle dans une interview accordée au Daily Mail.
Si Tracey Emin ne se présente pas comme une artiste féministe, ses œuvres et les événements personnels qu’elle raconte parlent indubitablement de la condition des femmes, des violences dont elles sont victimes et survivantes, ainsi que des injonctions qui pèsent sur elles.
Comme le reste de l’œuvre de la plasticienne, J’ai tout ce qu’il faut aborde avec honnêteté des expériences intimes mais universelles, à l’instar du sexe, de la mort, de l’amour, de la douleur et de la peur. Et sur cette photo, c’est bien le bonheur, l’accomplissement et la plénitude qui triomphent.
L’exposition “L’Argent dans l’art”, à la Monnaie de Paris, est à visiter du 30 mars au 24 septembre 2023.