Art Basel Paris : dans des œuvres dystopiques, Lou Fauroux imagine l’effondrement d’Internet (et exorcise nos angoisses technologiques)

Art Basel Paris : dans des œuvres dystopiques, Lou Fauroux imagine l’effondrement d’Internet (et exorcise nos angoisses technologiques)

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© Lou Fauroux/Shuruq Tramontini

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Par Donnia Ghezlane-Lala

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"J’aime bien rendre les gens mélancoliques."

C’est un constat qui s’impose à nous quand on dépasse les trente minutes de discussion avec Lou Fauroux : on ne sait plus où se situent le réel, le rêve et la fiction. L’artiste pluridisciplinaire crée des œuvres sous la forme de contes et mythologies multiformes, relatant le “pouvoir, la technologie” et “la réalité qui nous entoure”, tout en allant chercher dans des thématiques plus mélancoliques comme le deuil, le souvenir ou l’effondrement. Car oui, il est souvent question, dans son travail, du monde d’après, d’un monde vidé de ses ressources, où Internet n’existerait plus.

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Après des études d’Art Déco à Paris, où l’artiste alsacienne a étudié le dessin, la gravure et la photographie, Lou Fauroux se retrouve propulsée à Hollywood, à réaliser des films pour adultes. Les performeur·se·s lui inspirent alors l’écriture de ses premières fictions, comme son projet Porn Family. Suite à cette expérience, Lou Fauroux migre vers une école d’art à Lausanne et agrandit son arc artistique en y ajoutant la sculpture, l’installation et la vidéo, notamment la 3D, depuis un an.

Grandement inspirée par la musique, d’où elle tire “ses idées, désirs et émotions”, elle a également cofondé son propre label de musique, Faeries Records, aux côtés de Jennifer Cardini. Après avoir vu l’une de ses œuvres diffusée au MoMA cette année, voilà que Lou Fauroux investit la foire Art Basel Paris au Grand Palais, avec son installation vidéo et sculpturale K-Detox, visible au stand de la galerie parisienne Exo Exo, du 18 au 20 octobre. Rencontre avec une artiste hyper-connectée, avec qui on a parlé Web1 et déclin.

Konbini | Coucou, Lou ! Parle-nous de K-Detox, l’installation que tu présenteras prochainement à Art Basel Paris ?

Lou Fauroux | K-Detox est une nouvelle pièce composée de neuf écrans, disposés en circulaire à 360 degrés, qui diffuseront un film sur un centre de désintoxication d’Internet. À partir des textures de mon film, j’ai créé des sculptures qui représenteront des objets appartenant aux gens du centre de désintoxication. En fond, on entendra une musique, des dialogues et monologues des personnes internées.

K-Detox, 2024. (© Lou Fauroux/Shuruq Tramontini)

Que raconte cette œuvre et comment t’est-elle venue à l’esprit ?

Elle parle d’un centre de désintoxication qui a été créé par Mark Zuckerberg et les Kardashian, dans un monde où la Terre aurait épuisé toutes ses ressources, dont Internet, et où l’on doit se sevrer. Dans ce monde, Internet s’est effondré et ces centres surgissent à différents endroits du monde. Zuckerberg et les Kardashian utilisent leur audience pour promouvoir leur centre.

Cette œuvre s’inscrit dans une série de films que je fais, qui s’appelle The Internet Collapse. J’ai fait un épisode qui s’appelle “The Porn Selector”, et qui raconte l’histoire d’une productrice qui se prépare pour le jour où Internet aura disparu. J’ai exposé ce film au MoMA cette année, et chaque prochain épisode suivra une personne confrontée à cette apocalypse numérique en fonction de son endroit social : il y aura un gamer, un trader etc. Je leur ai fait des avatars et ce sont ces avatars que l’on voit dans K-Detox.

De ce monde que j’ai créé grâce à mon projet WhatRemains, j’ai commencé à tirer et à ressentir une histoire très large. J’ai commencé à zoomer sur certains moments qui auraient pu arriver. Les humains disparaissent, Internet s’arrête, mais comment la transition s’opère ? À force de zoomer et d’essayer de tirer des possibilités de narrations, j’ai eu pas mal d’idées qui sont venues. C’est comme ça que je suis allée vers l’idée d’un centre de désintox.

“La tech crée des coquilles, des espaces, des systèmes. Il y en a qui créent des moules, comme Mark Zuckerberg, et d’autres qui les remplissent, comme les Kardashian.”

WhatRemains, 2023. (© Lou Fauroux)

Quelles célébrités as-tu modélisées pour K-Detox ?

Mark Zuckerberg, bien sûr. Dans la salle d’attente, il y a Rihanna et Jeff Bezos. Il y a le CEO de Google Sundar Pichai, Kim Kardashian et Bill Gates mais eux sont plutôt en statues, car ils n’interviennent pas trop. Dans les réunions d’AA, il y a des gens qui regardent le meeting, dont Trevor de GTA V, Jared Leto qui joue du piano pour le centre, Kanye West dans un coin aussi, qui fait la messe, Gandalf qui fait la présentation et Britney Spears, avec qui j’ai eu des galères donc je ne suis pas sûre de pouvoir l’avoir.

J’ai associé Mark Zuckerberg et Kim Kardashian à la direction du centre, car ce sont des protagonistes hyper-importants dans le champ de la pop culture, de la technologie et des médias. Il y a aussi une dualité dans la tech que j’aime beaucoup explorer. Pour moi, la tech crée des coquilles, des espaces, des systèmes. Avec des personnalités comme les Kardashian, qui sont vraiment les masters de la communication et du contenu hollywoodien, ça se répond bien. Il y en a qui créent des moules et puis d’autres, qui les remplissent et quelque part, les deux sont très liés parce qu’ils sont soumis à l’un et à l’autre. Je les vois un peu main dans la main.

K-Detox, flyer, 2024. (© Lou Fauroux/Shuruq Tramontini)

De quoi discutent ces avatars ? Que disent les monologues ?

Il y a des réunions Algorithms Anonymes où chacun·e parle de son passé, de moments dans le centre, de souvenirs par rapport à Internet. Certain·e·s parlent de l’amour qu’ils ont connu en ligne et qui leur manque, de leur vie d’avant qui n’existe plus, d’autres font des vlogs alors qu’il n’y a plus de caméras, ou tournent en rond. Ils sont un peu coincés dans ce futur effondré, ils glitchent dans ce monde apocalyptique, ils sont désespérés et nostalgiques.

Par exemple, Mark Zuckerberg dit : “Dès le début, je voulais seulement des amis. Je me sens seul ici”. Clarisse, une ancienne trader, repense au passé : “J’étais bonne à ça. Non, j’étais la meilleure. J’étais le maître. Ce n’était juste pas une question d’argent, même si ça me manque. C’était… le pouvoir. C’était le contrôle”.

C’est toi qui écris ces textes ou tu recueilles des témoignages ?

C’est un peu un mélange parce que j’ai scanné des célébrités mais aussi beaucoup de gens de mon entourage, donc c’est aussi inspiré de leur vraie vie, mais ce sont mes textes fictionnels. Par exemple Paulo, c’est un gamer dans la vraie vie, que je connais et qui écrit beaucoup sur l’idée du NPC (des personnages sans joueurs). Dans ses réflexions, il y a des choses qui reviennent par rapport à ses centres d’intérêt et ses trajectoires de vie réels.

“Quand tu regardes Internet, on est sur des trilliards et des trilliards de dollars et une modification tellement profonde des interactions quotidiennes.”

K-Detox, 2024. (© Lou Fauroux/Shuruq Tramontini)

Quand on t’écoute parler de tes univers, il est hyper-difficile de distinguer la fiction de la réalité…

C’est tellement palpable, j’aime trop jouer avec ça. J’ai l’impression que c’est aussi lié à ma façon de voir la réalité. Par exemple, mon projet WhatRemains est un peu le prologue de tout cet écosystème, dans lequel Mark Zuckerberg serait immortel grâce à un logiciel d’immortalité et il y a des hackers qui l’auraient piraté pour récupérer ce code source et le rendre accessible en open source. Sauf que les ressources étant limitées, l’humanité disparaît en ayant tenté d’être immortelle.

Tout ça, c’est parti de recherches réelles sur comment les GAFAM redistribuent leur argent. Google, Amazon et autres ont tous des sociétés mères qui investissent des milliards de dollars dans le fait d’allonger la vie et ça, c’est des endroits où on est vraiment à l’intersection entre “on ne sait plus vraiment ce qui est possible” et “ce qui n’est pas possible”.

Quand tu regardes Internet, on est sur des trilliards et des trilliards et des trilliards de dollars, et une modification tellement profonde des interactions quotidiennes sur ces vingt dernières années auprès du grand public. C’est hyper-rapide, une telle modification du mode de vie, de la façon de communiquer avec l’autre, de la façon de gérer une société, de nos comportements… Ça en devient vertigineux. Ce sont ces allers-retours dans le temps qui m’intéressent vachement.

“La technologie et Internet apportent un peu de magie, de réponse et de sens”

K-Detox, 2024. (© Lou Fauroux/Shuruq Tramontini)

C’est peut-être de la surinterprétation, mais est-ce que tu dirais que tes œuvres sont aussi une manière pour toi d’exorciser tes angoisses et nos angoisses de voir Internet s’effondrer un jour ? Ou alors, est-ce plutôt une envie et une hâte, pour toi, de voir cet Internet et tout son système capitaliste s’effondrer ?

Il y a un côté “médium”, en tant qu’artiste, dans le fait de discuter et de questionner le monde autour de soi. Ce qui se passe autour de moi, ça me questionne et ça s’intègre dans ce que je crée. La technologie m’intéresse parce que j’ai grandi avec une éducation assez religieuse, spirituelle, et je m’en suis beaucoup détachée. Puis j’y suis revenue à d’autres moments, et je pense que la technologie et Internet apportent un peu de magie, de réponse et de sens.

Je travaille aussi beaucoup, de manière générale, sur la disparition, la mémoire, l’oubli, le changement d’un état à un autre, le deuil et je pense qu’imaginer l’effondrement de notre monde, c’est une manière aussi de parler de ces choses-là. Parfois, je me dis que si j’avais été artiste il y a cinquante ans ou plus, j’aurais fait de la peinture, mais là, j’ai d’autres outils.

“La tournure qu’a pris Internet, notamment par rapport aux réseaux sociaux, nous a amené·e·s dans un endroit qui n’est finalement plus très libre.”

To Whom It May Concern, There Will Be Tears In My Hennessy, 2024 – (projet en cours). (© Lou Fauroux)

Quant au futur d’Internet, je pense qu’il y a justement plusieurs dualités : tout se mélange, ni j’aimerais que ça s’effondre, ni j’ai peur que ça s’effondre. Globalement, on a grandi à un moment où il y a eu énormément de possibilités et il y avait cet organe qui savait tout ce qui était arrivé, avec lequel on pouvait tout faire et qui offrait plein d’espoir. Je pense que la tournure que ça a pris, notamment par rapport aux réseaux sociaux, aux algorithmes préférentiels, aux IA, nous a amené·e·s dans un endroit qui n’est finalement plus très libre, comme il l’était avant.

C’est un mélange d’aspirations, de rêves de ce que ça aurait pu être, de ce que c’est devenu et de comment on gère ce que ça peut devenir. C’est la question de croiser justement les espaces en ligne et les espaces réels, IRL/URL, d’avoir une communauté en ligne et de comment nourrir l’un et l’autre sans que l’avenir soit dans l’un ou dans l’autre. Ça réside peut-être dans cet équilibre entre les deux et dans le fait d’utiliser les outils des réseaux pour bénéficier d’interactions réelles et inversement.

K-Detox, 2024. (© Lou Fauroux/Shuruq Tramontini)

“Je suis plutôt pour un retour au Web1”

Ce serait quoi, ton Internet idéal ?

C’est une question ouverte parce que c’est un truc auquel je vais répondre toute ma vie. Je suis plutôt pour un retour au Web1, qui répertoriait simplement l’information, donnait accès à l’information de façon chronologique, alphabétique ou assez factuelle, de type Wikipédia. Ce serait cool qu’il y ait plus d’outils comme les IA – parce que maintenant qu’on les a, on ne va pas les jeter – qui nous aident à naviguer à travers ces informations.

J’apprécierais aussi des layouts moins designed, moins préférentiels, et plus d’anonymat total. En même temps, l’anonymat total, ça donne aussi 4chan… Il y avait un espoir avec la blockchain, parce que c’est à la fois sécurisé en termes d’interactions et en même temps, les données sont privées et encryptées. C’est devenu un délire de “crypto start-upper” et le capitalisme s’est infiltré partout.

On peut aussi envisager des réseaux locaux, des dispositifs communautaires, parce qu’aujourd’hui, c’est un peu débordant. Ce serait pas mal d’avoir certains serveurs accessibles seulement de manière locale, pour que les interactions soient replacées dans une échelle gérable par le cerveau, qui ne le sature pas.

K-Detox, 2024. (© Lou Fauroux/Shuruq Tramontini)

Et comment vois-tu l’Internet du futur ?

Pour moi, ce qui a ruiné Internet, c’est la publicité. En même temps, c’est ce qui rend les choses possibles, puisque c’est gratuit, puisqu’on est des produits, puisque nos informations sont data-mined pour être vendues, pour être repérables. Tout ça, c’est à cause de personnes en recherche de profit. C’est un maillon de la chaîne d’un système qui n’est pas viable pour l’avenir. Il y a des communautés de développeur·se·s et de gens qui se réunissent sur Reddit ou Discord pour trouver des subterfuges afin de résister en ligne et créer des espaces avec une mentalité de hacking.

Aujourd’hui, plus de la moitié du trafic d’Internet sont des IA et des bots qui tournent en boucle. Je pense qu’on va aller encore plus dans le préférentiel, basé sur qui tu es, tes achats. Je me dis qu’un des futurs possibles aurait pu être d’avoir un revenu universel par utilisateur·rice, qui le rémunère du fait de donner toute sa vie en data-mining. Les modèles économiques, récemment, se sont tellement inversés, et on aurait pu penser qu’on aurait été payé·e·s pour notre data, mais finalement, c’est nous qui payons pour l’utiliser.

“Un des futurs possibles aurait pu être d’avoir un revenu universel par utilisateur·rice d’Internet.”

Si Hamon ne devient pas président d’Internet, a priori, on ne jouira jamais d’un revenu universel…

Oui, et l’expérience personnalisée va être extrêmement clivée. L’issue va vraiment se jouer sur la véracité de l’information. Ces profils différents, avec des algorithmes différents, vont projeter des choses différentes, avec des réalités différentes, jusqu’à un point où si on sort dans la rue, on peut penser qu’il y a une météo différente, par exemple. C’est une métaphore, mais je pense que l’expérience personnalisée peut aller très, très loin. L’enjeu va être le fact-check, même s’il est déjà débattu, dans cette ère de post-vérité. J’aurais dû mettre un journaliste dans mon centre de désintox, en fait (rires).

To Whom It May Concern, There Will Be Tears In My Hennessy, 2024 – (projet en cours). (© Lou Fauroux)

Tout à l’heure, tu parlais de deuil et de souvenirs. Qu’est-ce que tu souhaites transmettre à ton public à travers tes œuvres ?

J’aime bien rendre les gens mélancoliques, mais je n’ai pas envie de leur imposer un sentiment non plus. Il y a un film très mélancolique que j’ai fait, qui s’appelle To Whom It May Concern, There Will Be Tears In My Hennessy, et que j’ai présenté à Lafayette Anticipations en avril dernier, qui imagine les cimetières du futur. Ce sont des cimetières en ligne ou dans l’espace qui existeraient au sein d’un monde où il n’y aurait plus de place sur Terre pour enterrer tout le monde.

L’année dernière, j’ai perdu ma sœur, qui a eu une vie très difficile en termes de santé mentale. Elle avait 27 ans et moi 25, donc on était très proches, on a vraiment grandi ensemble, on partageait les mêmes références de films, de musiques. Ce film de 30 minutes raconte plein de souvenirs, de lieux, de rêves qu’on a partagés ou qu’elle a pu avoir. Au fur et à mesure, je rajoute des éléments, c’est un projet encore en cours et j’espère que je le continuerai longtemps.

C’est comme des étapes de deuil, de deuil de l’enfance qui se manifestent par des scènes et des lieux avec des objets importés et scannés. Le film est accompagné d’un EP sorti sur mon label Faeries, qui s’appelle I Heard God Crying, où on peut entendre du Rihanna, du Britney Spears, du Hoobastank, du PNL ou du Nicholas Britell.

To Whom It May Concern, There Will Be Tears In My Hennessy, 2024 – (projet en cours). (© Lou Fauroux)

Vous pouvez découvrir les œuvres de Lou Fauroux à l’occasion de la foire Art Basel Paris, au Grand Palais, du 18 au 20 octobre 2024.

Konbini, partenaire d’Art Basel Paris.