Apparu il y a une bonne dizaine d’années, le streaming s’est très vite imposé comme l’usage d’écoute préféré des mélomanes. Aujourd’hui, avec un peu plus de 443 millions d’abonnés payants, les plateformes de musique à la demande – comme Deezer, Spotify, Apple Music, Amazon Music, Qobuz ou encore Napster – représentent 62 % du chiffre d’affaires mondial du secteur.
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Pour la première fois en France, le streaming payant a même généré à lui seul plus de la moitié du chiffre d’affaires annuel de l’industrie musicale, selon le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep). Admettons-le : c’est pas mal pour un secteur que l’on disait mourant, au début des années 2000, avec l’explosion du téléchargement illégal.
Pourtant, même si le milieu est promis à un avenir radieux et qu’il brave la crise sanitaire avec brio, nombreux sont ceux qui estiment qu’on fait dire un peu ce qu’on veut aux chiffres du streaming. Sans doute parce qu’ils sont surpris par les résultats vertigineux du dernier projet du rappeur du moment sur les plateformes de musique à la demande. Ou parce qu’ils n’arrivent pas à expliquer que le succès d’untel ne se traduise pas par des concerts à guichets fermés. Ou encore parce qu’ils sont tout bonnement complotistes. Ou tout simplement parce que la manipulation des chiffres d’écoutes semble aujourd’hui aussi simple qu’un crochet de Kylian Mbappé.
Des milliers d’écoutes pour une centaine d’euros
Dans les années 1960, le ministre de la Culture d’alors, Jacques Duhamel, expliquait que “si les chiffres ne mentent pas, il arrive que les menteurs chiffrent”. Il aurait pu utiliser ces mêmes mots pour commenter le débat qui s’est engagé depuis quelques années autour des chiffres de ventes des projets musicaux.
Moins de cinq ans après que Gims a dénoncé l’achat de streams sur tous les réseaux sociaux du world wide web, le magazine américain Rolling Stone a relancé le débat autour de cette sombre pratique. En mars 2021, le bimensuel a dévoilé une conversation téléphonique accablante entre les cadres de Blueprint Group, une agence de management d’artistes, et Joshua Mack, un spécialiste du marketing numérique dont l’entreprise, 3BM, est spécialisée dans le community management et le “streaming playlist PR”. L’échange téléphonique attesterait, selon Rolling Stone, que les patrons de Blueprint Group ont tenté de booster les écoutes d’une sortie de G-Eazy, un rappeur signé sur la major RCA de Sony Music.
En Europe, des centaines d’entreprises plus ou moins louches proposent les mêmes services que 3BM. Parmi elles, on peut citer Boostium, dont le siège est basé… en France. En contrepartie d’une centaine d’euros, cette entreprise qui se présente comme “un acteur majeur de la vente de streams Spotify, de followers Instagram et de vues YouTube” promet des dizaines de milliers de streams sur Spotify et garantit “un anonymat total” aux futurs acheteurs. Comme si elle pouvait habilement contourner les outils de détection des “fausses écoutes” du géant suédois.
Mais Boostium, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, n’est pas la seule entreprise qui se livre à cette pratique illicite. D’autres structures proposent carrément d’acheter des écoutes sur le service de streaming de son choix. Leur point commun ? Elles utilisent des “content farms”, des fermes de serveurs qui permettent de jouer en boucle les titres d’un ou plusieurs artistes, sans que ces morceaux soient réellement écoutés.
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“La fraude augmente”
“Rien qu’hier, j’ai dû contacter un label pour un cas avéré de fraude”, nous explique Ludovic Pouilly, directeur des relations labels et industrie musicale chez Deezer France, qui est considérée comme l’un des précurseurs de la lutte anti-fraude. “On fait forcément plus attention avec les artistes qui sont dans le top 10 ou qui ont une certaine notoriété, car la fraude a changé. Avant, elle concernait des artistes presque inexistants. Aujourd’hui, la fraude augmente et touche des artistes importants qui génèrent eux-mêmes des streams”, renchérit Pouilly.
L’achat de streams concerne essentiellement des artistes “costauds et bien identifiés car sinon, c’est visible”, confirme le directeur artistique d’une grande maison de disques qui a préféré garder l’anonymat. C’est un comble, quand on sait que la majeure partie des éditeurs et des maisons de disques (majors et indépendants) ont signé en 2019 une charte sur les bonnes pratiques du streaming, dont le but est de… lutter contre les manipulations et achats d’écoutes sur les plateformes.
Face à cette situation, Spotify et Deezer (Apple Music n’a pas donné suite à nos demandes) tentent de sanctionner les fraudeurs. En se basant notamment sur l’intelligence artificielle et des outils de détection de dernier cri, les deux plateformes arrivent à confirmer rapidement une éventuelle suspicion de fraude, selon plusieurs critères établis en interne.
S’ils assurent supprimer à terme tous les streams frauduleux, tout en contactant rapidement les labels des artistes concernés, les géants du streaming essaient toujours d’“identifier les différents types de pratiques et de techniques” pour tricher, nous explique Antoine Monin, porte-parole et directeur musique de Spotify France.
Mais que ce soit du côté de Deezer ou celui de Spotify, personne ne communique sur les cas de fraude avérée. “La notoriété et la réputation de l’artiste” les empêchent de divulguer des noms, nous explique-t-on. Résultat, aucun nom n’a été donné pour l’instant. Aucun rappeur français n’a été associé officiellement à un cas de triche. Comme si on ne voulait pas vraiment savoir. Ou comme si cela n’allait rien changer dans le contenu de notre playlist préférée, étant donné la banalisation progressive de cette pratique. Jusqu’à quand ?
Des pubs d’achats de streams sur Instagram
Si de plus en plus de rappeurs français “dénoncent” la manipulation de streams, celle-ci serait encore régulièrement proposée à bon nombre d’entre eux. “On m’a fait comprendre qu’on faisait déjà ça [acheter des streams, ndlr] avec d’autres gens de l’industrie, et que c’était jouable”, explique le rappeur montpelliérain Lacraps, qui a refusé de fausser ses écoutes.
Un choix louable dont peu de MC peuvent se vanter, puisqu’il est aujourd’hui possible de gonfler les chiffres d’écoutes sans avoir l’accord de l’artiste concerné. Sur la plupart des sites de fraude, il suffit de partager le lien vers le morceau d’un artiste sur une plateforme de stream musical et de bien chauffer sa CB pour obtenir des centaines de milliers d’écoutes.
Ce flou technique complique la tâche d’identification des vrais fraudeurs, tout en faisant le bonheur de certaines majors qui n’hésitent pas à “maquiller leurs achats de streams en opérations marketing”, nous confie un DA qui s’est exprimé anonymement. Cet acteur de l’industrie utilise régulièrement des outils de tracking pour identifier les écoutes frauduleuses. Des solutions qui l’ont même poussé à renoncer à la signature d’une dizaine de jeunes talents dont les streams ont été trafiqués. Soit une goutte dans le marché noir du stream, alors qu’“on peut même voir une pub sur le boost des streams entre deux stories Instagram”, ajoute Lacraps.
Préparer la riposte
Pour en finir avec l’achat de streams et rendre le “game” plus équitable, Alexandre Lasch, directeur général du Snep, assure que son organisation – qui représente les intérêts d’une soixantaine de maisons de disques et labels dont la part du marché dépasse les 75 % – est “en train de mettre en place des choses”. S’il nous confie qu’“il est important de ne pas tout dévoiler sur [leur] stratégie” et qu’il est “difficile d’assurer que l’on repère tous les cas de fraude”, Lasch rappelle que “des actions contre les services de fraude sont menées partout dans le monde”.
En France, “ce sujet [la manipulation des streams, ndlr] a été porté dans un projet de loi relatif à la régulation et à la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique”, précise Alexandre Lasch. Car les achats de streams sont “pénalement répréhensibles”, continue-t-il. “Ce sont des infractions d’escroquerie, d’atteinte à des systèmes de traitement automatisés de données. Et c’est important que le pouvoir public nous accompagne pour mettre un terme à ces comportements.”
Mais pour la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, “le projet de loi à la régulation n’était pas le bon véhicule pour ce sujet”, explique Lasch. Avant de préciser que la ministre “souhaite s’en emparer au travers de ce nouvel outil important pour la politique publique en matière musicale qui est le Centre national de la musique (CNM)”.
Ce dernier “commence ses travaux très prochainement, à la fois pour comprendre ce phénomène, en mesurer l’ampleur, en comprendre les tenants et les aboutissants et surtout pour trouver le moyen d’y remédier”. En attendant, force est d’admettre que le doute s’installe de plus en plus sur la transparence de certains streams. D’autant plus que de nouvelles techniques plus accessibles et moins flagrantes permettent de maquiller facilement les chiffres d’écoute. On y reviendra dans la suite de cette enquête…