La chanteuse et rappeuse kényane Muthoni Drummer Queen, dont la musique est empreinte de féminisme et d’universalité, sera en concert à Paris, au Badaboum, le 21 mai.
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Ce nouvel album, She, dresse le portrait de plusieurs femmes. Peut-on le voir comme un “concept album” ?
Oui, totalement. Ça n’était pas mon intention première, mais il s’est avéré qu’il avait pris cette dimension. C’était déjà le cas pour mon premier album, The Human Condition. Je crois qu’un “concept album” autorise un engagement supplémentaire. Une question, un thème, une idée peuvent être explorés via plusieurs points de vue. Si l’on reprend mon premier album, on voit que j’y aborde plusieurs aspects de la condition humaine. Il y a tellement de manières de percevoir cela, de traiter ce sujet…
Les femmes qui composent ce nouvel album existent-elles vraiment ? Quelles figures vous ont inspirée ?
Certaines sont réelles, en effet, mais ce sont surtout des inspirations, des mélanges de réalité et de fiction. Celles qui ont une grande part de réel ont été inspirées par des personnes que je côtoie régulièrement, pas forcément des gens connus, ou des figures. En fait, ce sont surtout des expériences communes que j’ai rapportées. Et ces femmes deviennent finalement des hybrides.
Il y a cependant cette chanson, “Dear Mathilde”, qui est inspirée par une personne en particulier, non ?
Oui, c’est la nièce de l’un de nos beatmakers, elle est née durant la gestation du projet. C’était une sorte de message de bienvenue. Je crois qu’il y a beaucoup d’attentes de la part de la société sur ce que doit être et faire une jeune fille, même une petite fille comme Mathilde. Elle doit être bonne à l’école, travailler dur, être sérieuse, soutenir son mari et avoir des enfants. Elle doit se marier à un certain type de mec, ne pas faire trop de bruit, ne pas se placer au-dessus de son homme…
Il faut remettre en question l’importance et l’impact du regard des autres sur ces a priori, remettre en cause ces attentes pour s’émanciper et devenir une femme. Ce que je dis à Mathilde, c’est de ne pas céder. Il y aura toujours quelqu’un pour lui dire ce qu’elle doit faire ou non. Il n’y a rien de mal à être soi-même.
Est-ce un album féministe selon vous ?
Oui. Cela provient de ma croyance en la capacité des femmes à se transformer en ce qu’elles veulent devenir, de se sauver. Si ton mariage ne fonctionne pas, que tu essaies encore et encore de le faire marcher, et que tu décides finalement de partir, ça n’est pas un signe de faiblesse, ou de la lâcheté.
(© Peter Mutuma for Phocus Photography)
En Europe, et dans bien d’autres pays, nous vivons une époque peut-être charnière pour la place des femmes dans nos sociétés. Qu’en est-il au Kenya ?
Il y a une plus grande compréhension de ce qu’est le féminisme, c’est certain. Dans le travail, dans les différentes communautés, dans l’activisme, l’éducation… Le féminisme n’est pas quelque chose que l’on pratique dans un salon avec une tasse de thé. Il faut être une voix, un relais. Au Kenya, il y a de plus en plus d’artistes qui s’inscrivent dans ce mouvement. Il y a surtout une place de plus en plus importante donnée aux femmes artistes, notamment à Nairobi.
Votre premier album, sorti en 2009, touchait donc aussi à cette thématique… Est-ce que vos opinions sur le féminisme ont changé en dix ans ?
Ce qui a surtout changé, c’est que j’ai compris combien je devais désapprendre. C’est un travail fastidieux, il faut remettre ses croyances en question, ses certitudes sur le sujet. Il faut poser de nouvelles limites, repenser ses expériences. Et puis je crois que les différentes communautés, notamment sur les réseaux sociaux, ont grandement apporté à certaines femmes africaines. On voit une évolution dans le langage, dans la manière dont les gens parlent de ces thématiques. C’est criant.
Êtes-vous familière de la notion d’afroféminisme, dont on entend beaucoup parler actuellement ?
Pas tellement. Je crois que dans le féminisme, il y a une notion universelle, c’est évident. Mais les cas sont spécifiques, on ne peut pas généraliser les combats. Il faut appliquer des principes généraux à ses propres spécificités, puis en faire quelque chose de positif.
Il y a une chanson marquante sur cet album : “Kenyan Message”. Il me semble qu’elle aborde les grèves qui sont survenues dans le milieu hospitalier kenyan en 2017 et 2018…
C’est bien ça. L’insuffisance du système de santé est très préoccupante. Le manque d’infrastructures est alarmant, tout comme l’inaction du gouvernement sur le sujet. Ça a été un mouvement social très important.
Dans ce morceau, vous faites plusieurs références au titre “The Message” de Grandmaster Flash. Ça n’est pas anodin quand on connaît sa portée politique…
Parvenir à capter l’esprit de son époque et à dire l’histoire du lieu où l’on vit est absolument essentiel en musique. Grandmaster Flash a réussi à faire cela. Et puis ce flow, la posture… C’est génial.
Le hip-hop old school vous intéresse-t-il particulièrement ?
Pour être honnête, non. Je ne suis pas une experte en rap, et encore moins en ce qui concerne son histoire. Je me contente d’y piocher des influences, de le prendre tel que je l’entends, de m’inscrire dans ce courant à ma manière sans me forcer à réviser quoi que ce soit. Je crois qu’une part de moi est extrêmement attirée par cette rythmique, par cette manière de poser sa voix. Et puis par le poids des mots, leur sens.
Cet album a été enregistré durant un “bootcamp”, selon vos mots. Habituellement, c’est un terme employé pour l’entraînement militaire, qu’entendez-vous par là ?
Non, clairement, on ne se levait pas à 5 heures du matin pour courir 20 kilomètres et faire des pompes [rires]. Ça, c’est pour la police ou l’armée. C’est juste que le fait de rester des journées entières enfermés dans un studio, en sous-terrain, au lieu de bronzer durant l’été, ça peut donner l’impression de participer à un bootcamp musical. C’était très intense. On est partis de zéro, nous n’avions que quelques mélodies en tête, de choses que nous avions entendues ailleurs.
À quoi ressemble la scène musicale de Nairobi en 2019 ?
Il y a une plus grande considération et une demande plus forte pour la musique moderne. La scène kenyane est multiple, il y a beaucoup de sons extrêmement populaires qui émergent. En fait, la plupart étaient déjà là, mais ont pris la lumière récemment. Il y a sûrement plus d’unification entre les artistes, plus de fierté. Et puis il y a tout une scène alternative très forte.
Est-ce difficile de trouver un son kenyan au milieu de toutes les influences extérieures, notamment venues du Nigeria ?
Oui, c’est difficile, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que nous avons plusieurs sons. L’unification est importante, mais personne ne fait la même chose. Ces dernières années, il y avait effectivement une forme d’admiration pour les musiciens nigérians, mais nous avons pris les devants désormais.