All We Imagine as Light : dans les nuits éclatantes de Mumbai

All We Imagine as Light : dans les nuits éclatantes de Mumbai

photo de profil

Par Manon Marcillat

Publié le

Payal Kapadia, couronnée par le Grand Prix à Cannes, signe le portrait fin d’une ville et de trois femmes en son cœur. Désarmant de beauté.

Des voix-off pour un conte. Le conte des pluies éternelles de Mumbai, personnage bruyant et central de All We Imagine as Light, dernier Grand Prix au festival de Cannes. La réalisatrice indienne Payal Kapadia avait été remarquée en 2021, dans le sud de la France déjà, puisque récompensée par l’Œil d’Or, prix du meilleur documentaire, pour Toute une nuit sans savoir. Elle est cette année consacrée, pour ce deuxième long-métrage, dont la recette a reconduit plusieurs éléments.

À voir aussi sur Konbini

Un goût pour le fragment, et les fictions qui ne s’écrivent pas à toute vitesse en ligne droite, d’abord. Dès les premières minutes, plusieurs voix spectrales dans la nuit indienne s’épanchent sur le monstre urbain. “J’avais le cœur brisé. Mais la ville vous fait oublier cela” ; “qui voudrait repartir ?” s’interrogent des inconnus qui le resteront.

“J’aime tout particulièrement avoir des éléments non-fictionnels dans le film car la ville y joue un rôle important”, admet Payal Kapadia. “La ville devait parler elle-même, être vivante et résonner d’une symphonie de personnes différentes, sur des notes toutes différentes.” Mumbai parle par la voix de ses résidents, autant qu’elle mugit seule des trombes d’eau de la mousson, des orages et de la brume, omniprésents. Dans cet étrange mélange documentaire et fictionnel, la réalisatrice parle “d’une sorte de vérité” à atteindre : vérité présentée en premier lieu, avant les trois protagonistes, rendues plus vivantes encore quand elles s’accrochent à l’écran, elles, plus que les autres.

Prabha est une infirmière laissée seule par son mari, parti travailler en Allemagne après l’avoir demandée en mariage. Anu, sa collègue et colocataire ; Parvaty, son amie cuisinière, chassée de chez elle parce qu’elle ne peut justifier de sa présence dans son appartement : son mari disparu a emmené avec lui tous les justificatifs. La triangulation entre ces femmes est paramétrée par la ville, là encore : “Mumbai est une ville où les gens viennent obtenir un meilleur niveau de vie, en particulier les femmes, car il est plus facile pour elles d’y travailler et circuler. C’est un film sur ces amitiés étranges que l’on rencontre dans les grandes villes”, souligne Payal Kapadia.

Portraits générationnels

D’où ce lent déroulement choral, fait de diapositives impressionnistes sur la vie du travail, des transports, du marché, de la cuisine du soir, des dialogues, des dragues, des sourires et des luttes quotidiennes. Les trois actrices — Kani Kusruti (Prabha), Divya Prabha (Anu), Chhaya Kadam (Parvaty) — y sont magistralement dirigées. Leurs trois personnages y sont aussi chacun malmenées par un homme. Prabha a été quittée et le mari ne se rappelle à sa présence que par un incongru autocuiseur allemand, piètre et rutilante attention dans l’appartement branlant. Un cadeau qui la piège en la rappelant à ses obligations de femme au mariage arrangé, malgré les avances timides d’un médecin avec qui elle dévore plusieurs fois le crépuscule.

“J’étais très déterminée à être empathique avec les personnages masculins. Cela n‘aide pas le discours de diviser le monde en pôles binaires, il y a un espace de conversation qui disparaît immédiatement si vous jugez”, explique Payal Kapadia. Le mari mort de Parvaty l’a consciencieusement laissée sans rien, elle aussi : mais lui répondent des personnages d’homme plus fragiles, à commencer par Shiaz, l’amoureux de Anu. Ou cet étrange inconnu sauvé par Prabha sur une plage, quand on quitte enfin Mumbai pour un rivage.

Les amours d’All We Imagine as Light décrivent avec une extrême parcimonie les oppressions sur les femmes, les déboires économiques d’un géant aux travailleurs émigrés, les clivages persistants de caste et de religions. Ni brûlot, ni feuilleton romantique, mais des colères et des sensualités fugaces. Tout est affaire de climat, là encore : “La mousson est une période très particulière dans la ville. C’est une période qui, dans les vieux films hindis, est représentée comme très romantique. Mais en réalité il est vraiment difficile de se rendre au travail parce qu’il pleut des jours d’affilée, vous pouvez donc rester bloqué… Sur le plan thématique, le film parle, pour moi, d’une situation où on reste coincé”, développe la réalisatrice. La pluie fait dérailler les trains, paralyse les amours, dissimule les corps.

Ainsi éclata la lumière

Il fallait pour rendre fidèlement ce jeu humide de couleurs bleutées, une lumière à la hauteur. Celle de Ranabir Das, compagnon dans la vie de Kapadia. Deux caméras pour tourner, l’une autorisée, l’autre pas, pour des rendus surréalistes. Comme une constante, l’image est dégradée, abîmée par un grain qui enjolive la ville, la rend plus sauvage ou plus mélancolique, c’est selon, quand Prabha erre le soir venu dans sa cuisine encombrée, à la lueur des lampadaires.

Les bleus de Mumbai sont multiples et profonds, les lumières éclatantes. Les marchés et les rues sont découpés de saillies lumineuses et de contrastes. “J’aime l’obscurité. Si vous travaillez toute la journée, le soir est le seul moment où vous pouvez sortir”, rappelle Payal Kapadia. “Ce n’est pas une mauvaise chose, l’obscurité vous donne de l’intimité.” Pour danser dans une fête à ciel ouvert, ou s’étreindre sans risque. Le ton change ensuite dans la campagne, où le plein jour explose et nimbe le film d’un onirique halo lumineux. All We imagine As Light est bien nommé, et raconte, dans les interstices, l’entrée en scène obstinée de la lumière. Qu’imaginent donc ces trois femmes comme de la lumière ? “Les autres solutions qui existent et qu’on ne perçoit pas”, élabore Payal Kapadia. Imaginer la lumière, chercher à rééclairer la ville, réécrire ses existences.