Le 29 août dernier, Kanye West dévoilait enfin son nouvel album, Donda, après de nombreux reports et listenings parties. L’impatience du public était donc à son comble, et les fans du monde entier se sont rués pour écouter le dixième album studio de Ye dès qu’il a été rendu disponible sur les plateformes de streaming.
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Pourtant, une grosse douche froide a calmé les ardeurs des auditeurs les moins aguerris. En présentant 27 titres qui s’étendent sur presque deux heures d’écoute, l’album apparaît intimidant. Le spectateur peine à gravir cet Everest, il s’essouffle à mi-parcours, il se perd dans les sentiers tortueux creusés par Kanye.
Seuls les plus courageux d’entre nous ont réussi à planter leur drapeau au sommet de la montagne Donda et arriver au bout du périple. Force est de constater qu’en 2021, les auditeurs comme les spécialistes ne sont plus prêts à accepter la prolixité d’un artiste. Pour vérifier si ce ressenti était fondé, j’ai interrogé mes collègues et des spécialistes.
Un album, oui, mais pas à n’importe à quel prix
Aujourd’hui, le vendredi marque le rendez-vous immanquable de tous les mélomanes. La découverte d’un projet musical représente aussi bien les retrouvailles entre un fan et son chanteur préféré qu’une rencontre inopinée, un moment à la magie féerique pendant lequel l’auditeur plonge doucement, ou de façon abrupte, dans les fourmillements d’un artiste.
Pour Samuel Delwasse, journaliste musique à Konbini, la première écoute d’un disque est un moment suspendu dans le temps, un instant à la fois précieux, intime et excitant. “Quand j’étais en prépa, je me réveillais plus tôt les vendredis matin avant d’aller en cours, pour écouter les albums”, se remémore Samuel. Pour ce dernier, il est important de découvrir les disques en entier, afin d’en apprécier la cohérence, et suivre le fil du récit du début jusqu’à la fin.
Un album se présente comme une œuvre entière, et les morceaux qui le composent suivent une logique réfléchie et développée par l’artiste. “Je ne juge pas un album avant de l’avoir écouté en entier”, assure Pierre Bazin, journaliste à Konbini Techno. “Je dirais même plus, il faut écouter les morceaux du premier jusqu’au dernier, dans l’ordre”, renchérit sa collègue Anna Finot.
Cependant, tout le monde ne partage pas cette vision rigoureuse. Nina Iseni, également journaliste à Konbini, explique qu’écouter un disque en entier à sa sortie “n’est pas une chose qu'[elle] fait habituellement”. Pourtant, il lui arrive de réaliser des exceptions : “J’ai écouté le dernier album de Taylor Swift, parce qu’il y avait une vraie histoire qui était racontée”, se souvient-elle.
La plus-value d’un album, en tant qu’œuvre entière et suffisante, dépendrait donc du propos qu’il développe, du récit qui se trame à travers ses mesures, des morceaux qui se succèdent tels des chapitres d’un roman, c’est-à-dire d’une manière à la fois autonome et complémentaire. Un disque n’a pas forcément vocation à raconter une histoire cohérente dans son schéma narratif, mais à esquisser une fresque qui brille par sa propre identité. “L’album Deux frères de PNL ne raconte pas forcément une seule histoire, mais c’est l’atmosphère particulière du projet qui donne envie de l’écouter en entier”, explique Samuel Delwasse.
Lorsqu’on cherche à expliquer ce qu’est la musique, on la définit souvent comme l’art du son. Par essence, le son est un médium qui nous enveloppe, plane à son gré, s’épand dans notre espace. Contrairement à la littérature ou au cinéma, qui monopolisent notre attention pendant une durée déterminée, la musique se présente comme un grand bain dans lequel on plonge inconsciemment ou à pieds joints. Et lorsqu’un album oppose de la résistance, l’auditeur est souvent découragé.
La taille, est-ce que ça compte finalement ?
Alors, le format album garde-t-il de sa pertinence ? “Aujourd’hui, je trouve que la liberté qui est offerte aux artistes, avec le numérique, est hyper pertinente par rapport à la demande du public d’aujourd’hui”, selon Guney Yilmaz, responsable des relations presse et des projets chez Because Music.
Concernant l’album de Kanye West, “c’est la démarche et le risque qu’il faudrait saluer et respecter, à mon avis”, continue le spécialiste. La pertinence du format album dépend également de l’univers que l’artiste développe à travers ses différentes propositions. “Quand il y a un concept, une histoire, et qu’il y a des clips, des lives ou une scénographie qui rappelle cette atmosphère, je trouve ça super pertinent.”
Les auditeurs semblent quand même aujourd’hui se désintéresser de l’album dans sa dimension unique et entière. Aussi, dans un monde qui va de plus en plus vite, où la surproduction pousse le public à une consommation rapide par manque de temps, et où les projets s’enchaînent tellement vite qu’il en devient difficile de les savourer – certains en viennent même à regarder des films ou séries en accéléré –, l’offre s’ajuste en proposant des formats plus courts à une demande qui semble être quand même rassasiée par la quantité au détriment de la qualité.
Les efforts de certains artistes de proposer des projets cohérents se font d’autant plus louables. “Je trouve que c’est très généreux, de la part des artistes, qu’ils se prennent la tête pour nous offrir des albums qui ont un sens, explique Guney Yilmaz. Si j’étais du côté du public, j’aimerais découvrir un musicien avec ses clips et ses singles, puis aller écouter un vrai projet où je vais comprendre sa démarche, voir ce qu’il sait faire.”
Non, Donda ou n’importe quel autre album ne sera jamais trop long. Imposant, dirons-nous, voire intimidant, mais il est à prendre tel qu’il se présente, avec ses longueurs. La rencontre musicale n’en devient que plus palpitante, et si Kanye West nous perd dans ses effervescences, c’est sûrement pour qu’on puisse mieux s’approprier le projet, et trouver, par nous-même, les pépites qui nous marqueront.