Femme des années 1990, j’avais 11 ans quand Crossroads est sorti en salle. Plus connu sous le nom de “film de Britney” puisqu’il a à la fois marqué le début et la fin de la carrière de la pop star au cinéma, le long-métrage — culte pour nombre de celles qui partagent ma décennie — est pourtant passé totalement en dessous de mes radars.
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La faute à mes goûts de préadolescente de province moyenne qui penchaient plutôt du côté de nos pop stars françaises, à mes parents qui contrôlaient de très près ma consommation cinématographique et télévisuelle ou à un snobisme culturel précoce ? Quoi qu’il en soit, je n’avais jamais vu Crossroads avant que Netflix ne le mette en ligne ce 15 février 2024 et que je puisse enfin réparer cette parjure.
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Le film étant précédé d’une réputation quasi nanardesque — avec 15 % de critiques positives sur Rotten Tomatoes, 1,5 de critiques spectateurs sur Allociné et un Razzi Award pour Britney Spears (cérémonie souvent elle-même raillée pour critiquer l’évidence ou à l’inverse, pour son absence de discernement) — et de critiques presque unanimement assassines, voire passablement misogynes, c’est avec méfiance et quelques préjugés que j’ai lancé le visionnage.
Pourtant, force est d’admettre qu’en tant qu’adolescente des années 2000, j’ai consommé quantité d’œuvres culturelles plus médiocres et surtout plus néfastes à ma construction en tant que femme que l’inoffensif Crossroads. Le film de Tamra Davis n’a aucunement manqué à ma vie ni même à ma cinéphilie et je suis heureuse de le découvrir aujourd’hui avec un regard plus aiguisé sur ses qualités, ses défauts et ses biais mais surtout avec un contexte concernant son actrice principale bien différent qu’il y a vingt ans.
Ce nouveau regard sur le film était très certainement une volonté de Britney puisque c’est à son initiative que le long-métrage est ressorti en salle aux États-Unis en octobre dernier, dans la foulée de la sortie de sa biographie, La Femme en moi, qui apporte un tout nouvel éclairage à Crossroads et au produit marketing qu’il a été.
“I’m Not a Girl, Not Yet a Woman“
Crossroads fut avant tout un spot publicitaire sur grand écran pour promouvoir le nouvel album de la star, Britney. C’est elle qui a été trouver Shonda Rhimes, peu de temps avant qu’elle ne devienne la légendaire showrunneuse de Grey’s Anatomy, pour écrire le film. La réalisatrice du film, Tamra Davis, a récemment témoigné pour le 20e anniversaire du long-métrage :
“Britney voulait transformer son image. Elle ne voulait plus avoir l’air d’être vierge ou d’être une gentille fille. Elle voulait vraiment faire un film sur ce que c’est qu’être une femme et de passer du statut de petite fille à femme”
Pour son unique apparition à l’écran, la chanteuse a donc incarné Lucy, une adolescente idéale — voire archétypique — de Louisiane, docile, polie et bonne élève, qui s’embarque dans un road trip improvisé avec ses amies d’enfance Mimi (Taryn Manning, future Pennsatucky d’Orange is the New Black) et Kit (Zoe Saldana). L’une veut se rendre à une audition de chant à Los Angeles, la seconde veut rejoindre son fiancé qui étudie dans la Cité des anges tandis que Lucy espère retrouver sa mère qui l’a abandonnée alors qu’elle était enfant et vit désormais en Arizona.
Plus qu’un teen movie, Crossroad est avant tout un road-movie au féminin, comme il en existe peu au cinéma, encore aujourd’hui. La fin du lycée, les rivalités adolescentes et l’entrée à l’université ne sont pas au cœur du récit qui laisse toute la place à une histoire d’amitié et de solidarité féminine tissée au fil du voyage et qu’aucun garçon ne vient compromettre. Le film aurait d’ailleurs dû s’appeler What Are Friends For.
Les trois amies ont embarqué à bord Ben (Anson Mount), un garçon sans grande saveur passablement agacé de devoir balader trois filles bruyantes l’arrière de sa voiture mais qui deviendra rapidement l’intérêt romantique de Lucy. Si son personnage a un intérêt scénaristique très restreint, ses réactions caricaturales nous permettent surtout de rire de la masculinité fragile qu’il incarne et de désamorcer certaines critiques misogynes qui ne manqueront pas à l’égard de cette bande de filles qui s’époumonent sur “Bye bye bye” de *NSYNC à l’arrière de la voiture. Cette séquence revêt d’ailleurs un tout autre sens au regard des récentes révélations quant à la relation de la chanteuse avec Justin Timberlake qui prendra fin peu de temps après la sortie du film.
Avec notre regard actuel, Crossroads fait surtout office de touchante capsule temporelle qui cristallise ce que Britney fut à l’orée des années 2000, elle aussi à un croisement de carrière comme de vie et qui, comme Lucy à l’écran, n’était plus une enfant mais pas tout à fait une femme. “I’m Not a Girl, Not Yet a Woman”, qu’elle performe à la fin du film, a d’ailleurs été écrit pour le long-métrage avant de figurer sur l’album Britney — le premier à contenir des morceaux au caractère sexuel explicite — et comme dans les médias de l’époque, la prétendue virginité de la jeune femme est elle aussi au cœur du film.
Mais ce spot publicitaire géant, aussi charmant soit-il, a ses limites. Crossroads a été taillé sur mesure pour et par Britney Spears et malgré son personnage sans grande aspérité, c’est elle l’héroïne du film, éclipsant souvent ses deux amies au destin pourtant beaucoup plus cinématographiques. Shonda Rimes a ainsi dû trouver le moyen de naviguer entre les contraintes d’un tel cadre, qui se devait de promouvoir la petite fiancée de l’Amérique, tout en insérant des thématiques importantes à ses yeux de scénariste précurseuse.
Ainsi, sous un vernis très inoffensif, Crossroads interroge d’autres choses qui trouvent un écho chez les personnages secondaires. [Spoilers] C’est donc Kit qui est fiancée, à 18 à peine, à un garçon qui ne la respecte pas et s’avérera le violeur de son amie Mimi, une adolescente précaire, enceinte de l’enfant issu de ce viol et victime de slut shaming, des thématiques difficiles et peu répandues dans les teen movies des années 2000.
Mais comme tant d’autres productions américaines après lui, Crossroads évitera soigneusement le sujet de l’avortement, préférant invoquer une chute et la perte accidentelle de cet enfant qui n’était pourtant pas désiré. Si le thème de la grossesse non désirée est régulièrement traité au cinéma américain, l’avortement, conséquence pourtant intrinsèque, l’est en revanche beaucoup moins – ou l’est de façon biaisée. Ainsi, sans être ouvertement antiavortement, il n’est pas rare que les fictions américaines opèrent un twist scénaristique interdisant à l’héroïne d’envisager sérieusement l’IVG.
Mais 22 ans plus tard, alors que Britney Spears a raconté avoir vécu un avortement traumatisant sous la pression de Justin Timberlake, cette pirouette scénaristique pourtant lassante prend elle aussi un autre sens, beaucoup plus amer.
Il m’aura fallu 22 ans pour regarder Crossroads mais je ne regrette rien.