Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les liens qu’entretiennent le sport et la littérature. Les écrivains se passionnent pour ce milieu comme s’ils en faisaient partie. Comme si l’effort du sportif avait quelque chose de comparable avec l’effort littéraire. Une affaire de souffle, de rythme, de choc. Parce qu’il est question de dépassement de soi, de rivalité, de courage, de passion, de désillusion, le sport est le lieu le plus humain qui soit. Le cyclisme avec Les Forçats de la route d’Albert Londres, consacré aux premiers illuminés du Tour de France, le football avec Rouge ou mort de David Peace, déclaration d’amour au club de Liverpool, même la course à pied avec La Solitude du coureur de fond d’Alan Sillitoe : nombreux sont les chefs-d’œuvre de littérature sportive qui ont marqué l’Histoire. Mais dans cette catégorie, il y a un champion incontesté, une compétition qui cristallise toutes les passions : la boxe. Parce qu’un ring, c’est une scène de théâtre, un parfait décor où l’on joue avec la vie, avec la mort.
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Le Combat du siècle de Norman Mailer (1975)
(© Folio)
La rencontre entre l’une des plumes les plus mythiques du journalisme américain, un écrivain de génie qui a déjà tiré le portrait à des icônes comme Marilyn Monroe, Neil Armstrong ou encore l’assassin de Kennedy Lee Harvey Oswald, et l’athlète le plus fou de l’époque, ne pouvait donner que des étincelles. Autant vous le dire tout de suite, on tient là l’un des plus grands livres jamais écrits sur le sport. En octobre 1974, Cinq ans avant d’être récompensé par le Prix Pulitzer pour Le Chant du bourreau, monument culte du true crime, Norman Mailer est reporter pour le magazine Playboy et est envoyé au Congo, à Kinshasa, pour couvrir ce qui restera comme l’un des événements les plus marquants de l’histoire du sport, le “Rumble in the Jungle”, le combat de boxe poids lourds opposant la légende sur le retour Mohamed Ali au champion en titre George Foreman.
Absolument tout était réuni pour faire de ce moment l’apex de la boxe moderne. Le contexte politique d’abord, à la fois glorieux et terrible. Si ce combat est le premier championnat du monde organisé en Afrique, il est marqué du sceau de l’impitoyable dictateur Mobutu. Le contexte sportif ensuite, Mohamed Ali a déjà 32 ans et cinq ans de plus que son adversaire. Après avoir été privé de combat de 1967 à 1970 pour avoir refusé la conscription de la Guerre du Vietnam, il a raté son retour à la compétition en échouant aux points à reconquérir son titre contre Joe Frazier. Le contexte culturel enfin. Depuis qu’il a été baptisé par la Nation of Islam, Ali a toujours soutenu la cause des Noirs et est logiquement le favori de la population zaïroise. Foreman, lui, souffre d’un manque de popularité et est relégué dans le rôle du méchant.
Plus que n’importe quel journaliste sur place, Mailer dispose d’un accès privilégié aux coulisses. Mais plus que le combat entre les deux titans, il nous offre une photographie incroyable de l’événement. Il s’attarde bien évidemment sur la figure de Mohamed Ali, raconte sa première rencontre avec lui, sa folle aura médiatique, son importance politique : on ne peut s’empêcher de scruter ce géant écorché avec des yeux émerveillés. Pourtant, la fresque devient encore plus savoureuse quand Norman Mailer s’attarde sur les seconds rôles qui entourent le combat : la bête féroce mais fragile George Foreman, l’entraîneur Drew Bundini et son credo légendaire : “Frappe comme un papillon, attaque comme une guêpe”, le promoteur véreux Don King, on croise même le déglingo Hunter S. Thompson en plein reportage Gonzo pour Rolling Stone. Un brouhaha magnifique raconté en caméra embarquée, dans un rythme effréné jusqu’au silence de l’enchaînement fatal qui allait faire rentrer ce moment dans la légende.
Scènes de boxe, Élie Robert-Nicoud (2017)
(© Stock)
Animé depuis tout petit par une passion dévorante pour la boxe que lui a transmis son père combattant professionnel, le romancier et traducteur Élie Robert-Nicoud ne pouvait pas se résoudre à choisir un seul instant, un seul lieu, un seul combat. Grâce au pouvoir de l’écriture, autant revivre toutes ces scènes à la fois et les raconter pour dire toute la beauté de ce sport décrié. Scènes de boxe est une passionnante anthologie qui s’étale sur plus de 70 ans, des années 1930 à aujourd’hui, une déclaration d’amour à un sport peuplé de combats glorieux, de champions cabossés et d’histoires à dormir debout.
“Un combat de boxe est un standard qui se joue et se rejoue sans cesse et qui raconte la vie de celui qui se bat.”
On déambule comme dans un musée chargé d’incroyables trophées dans ces 250 pages de fureur et de rage. On croise bien sûr Mohamed Ali et les autres légendes de ce sport comme Joe Frazier, Mike Tyson ou Floyd Mayweather, mais la beauté est ailleurs : dans le récit des destins méconnus mais follement romanesques. Des destins glorieux comme celui de Victor McLaglen, fils d’évêque, lutteur dans un cirque, acteur oscarisé chez John Ford qui devient champion du monde des poids lourds dans un match où il n’avait aucune chance. Des destins tragiques aussi comme celui de Max Baer, un boxeur hanté par les deux hommes qu’il a tués sur le ring. Douleur et peine, lumière et rédemption, pauvreté et gloire : on plonge dans les arcanes du premier sport qui a vu s’affronter des Blancs et des Noirs et on se dit que comme la science-fiction ou le polar, le récit de boxe est bel et bien un genre à part.
Ce que cela coûte de W.C Heinz (1958)
L’issue d’un combat de boxe se joue bien avant de monter sur le ring, lors de la discrète préparation qui précède le glorieux affrontement. Ancien correspondant de guerre en Europe devenu chroniqueur sportif pour les emblématiques magazines Life ou Esquire, W.C Heinz raconte dans son seul et unique roman, inspiré de la vie de Billy Graham, ce moment à part dans la carrière d’un boxeur, les ultimes préparatifs avant un match pour le titre.
Il se glisse dans la peau de Frank Hughes, un journaliste passionné qui a décidé de suivre les derniers jours avant la chance d’une vie d’un contender bien déterminé à être couronné. Après neuf longues années à trimer, l’heure d’Eddie Brown a enfin sonné. Assoiffé de travail, humble, honnête, il mérite ce combat des chefs et ne veut rien laisser au hasard dans cette dernière ligne droite. Entraînements, repas, conversations, Frank capture les difficultés, les joies et les peines d’un sportif de haut niveau qui n’est pas habitué aux lumières des projecteurs. Il rentre au plus profond de sa relation fusionnelle avec son coach Doc Caroll, aimant mais autoritaire, il dit les doutes d’un homme au carrefour de sa vie. Les phrases sont simples, les mots sont justes, des droites qui prennent aux tripes pour raconter la boxe dans ce qu’elle a de plus lumineux, loin des magouilles et des coups bas, simplement un rêve fou qui porte ces gladiateurs des temps modernes.
Balancé dans les cordes, Jérémie Guez (2012)
(© J’ai Lu)
Parce que le milieu de la boxe est un monde dur, sombre, souvent tragique, un monde de sacrifices qu’on aime autant qu’on le craint, il a très vite servi de décor à certains chefs-d’œuvre du film noir. On se souvient de Raging Bull (1980), d’Hurricane Carter (1999) ou plus récemment de Fighter (2010). Mais dans la littérature aussi, la boxe est affaire de polar. En 2013, contre toute attente, Jérémie Guez, un jeune écrivain, nouveau venu dans le monde du roman policier, publié dans une petite maison d’édition, remportait le prestigieux prix SNCF avec Balancé dans les cordes, un thriller nerveux sur la descente aux enfers d’un boxeur prometteur rattrapé par son milieu.
Tony a trouvé dans la boxe une planche de salut. Les entraînements et les compétitions rythment sa vie et le tiennent éloigné des trafics et des embrouilles de sa cité. Seul point noir, sa mère, aimant à problème, fricote toujours avec les pires voyous. Quand l’un d’eux la passe à tabac, Tony perd son sang-froid et commet l’irréparable pour assouvir sa vengeance. Le récit est suffocant, la tension est palpable, Tony multiplie les mauvais choix et embarque le lecteur dans son chemin de croix. Un bon gros uppercut littéraire.
Quelques années plus tard, le livre a eu droit à son adaptation au cinéma. Une copie étonnante rendue par Yann Gozlan, réalisateur depuis de Boîte Noire, puisque le récit de Jérémie Guez a été transposé dans un autre univers sportif, celui des sports mécaniques. Résultat, pas de boxe mais un thriller plutôt réussi porté par un François Civil plus sombre que jamais.
De la boxe de Joyce Carol Oates (1987)
(© Tristram)
Il y a quelque chose d’un peu fou à voir l’une des plus grandes romancières américaines contemporaines, une prestigieuse femme de lettres qui a passé le plus clair de sa vie au milieu des livres déclarer soudainement sa flamme à la boxe, un sport qui selon ses propres mots l’a accompagnée toute sa vie. La boxe est le sujet le plus personnel qui soit pour l’autrice acclamée de Blonde (2000, adapté par Netflix l’année dernière) ou Les Chutes (2004). À travers ce sport, c’est une part de sa vie qu’elle révèle au lecteur, notamment le rapport à son père qui lui fait découvrir les combats dans les années 1950. Elle raconte cette fascination quasi mystique qui s’exerce depuis l’adolescence, cette “expérience émotionnelle impossible à formuler, primitive comme la naissance, la mort, l’amour physique”. La boxe vue par une de ses plus fidèles admiratrices, le livre offre un autre éclairage, original et touchant.
“Ce spectacle a touché quelque chose de très profond en moi. Il y a là un mystère que j’essaie de percer.”
Mais au-delà de la quête intime se dévoile un passionnant essai sur la boxe elle-même, passion humaine trop humaine qui symbolise autant notre grandeur d’âme que nos bassesses les plus infâmes. Joyce Carol Oates explore sa portée sociale unique aux États-Unis et son importance dans l’émancipation de l’homme noir en Amérique. Elle s’autorise aussi de sublimes envolées poétiques pour décrire les corps qui s’entremêlent sur le ring. Ballet chorégraphié, musique endiablée, drame théâtral sans parole, sous la plume de Joyce Carol Oates, la boxe justifie plus que jamais son surnom de “noble art”.