C’est l’événement ciné de cette fin d’année. Un film à l’ambition démesurée comme seul le grand Ridley Scott pouvait l’imaginer. Le réalisateur d’Alien, Blade Runner et Gladiator s’élance sur les traces de la figure historique ultime : Napoléon. Plus de 10 000 livres, des centaines de films, des peintures reconnaissables entre mille : ce héros de l’histoire de France au parcours fascinant et magnifique mais à la postérité problématique n’a jamais cessé d’obséder le monde de l’art.
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Comment s’emparer d’un personnage aussi complexe qui fait voler en éclats les frontières entre le bien et le mal ? Comment raconter une vie si dense qu’elle rappelle les grandes épopées de la mythologie grecque ? Comment distinguer les faits historiques de la légende ? Le réalisateur britannique répond à ces questions sans trembler, avec un film monde tentaculaire qui mélange les formes et les genres, multiplie les focales et les incises narratives, s’affranchit des livres d’histoire pour raconter sa propre histoire.
Grand spectacle, partis pris et polémiques : le Napoléon de Ridley Scott est un blockbuster sulfureux qui donne du grain à moudre. Ça méritait bien quelques suggestions de lecture.
Le Napoléon de Stanley Kubrick, le plus grand film jamais tourné d’Alison Castle
Une ombre plane sur le film, un réalisateur emblématique, un cinéaste que Ridley Scott admire et qui a passé la moitié de sa vie à préparer son Napoléon sans jamais pouvoir le tourner. Tout commence en 1968. Stanley Kubrick sort tout juste du triomphe de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Mais il passe vite à autre chose. Il veut réaliser le plus grand film historique de tous les temps en racontant le destin grandiose d’une figure qui l’obsède : Napoléon Bonaparte.
Connu pour ses névroses, Kubrick ne fait pas les choses à moitié. Il passe des mois à mener des recherches approfondies, à dévorer plus de 500 biographies, à s’entretenir avec des historiens. Il envoie même des émissaires aux quatre coins du monde chargés de lui décrire précisément les lieux marquants de la vie de Napoléon. Résultat : un scénario de 200 pages, des scènes de bataille nécessitant 50 000 figurants et un parfum libertin, presque érotique. Mais la folle démesure du projet fait peur aux financiers. Malgré les efforts de Kubrick, la MGM puis United Artists lui tournent le dos et plus jamais ne lui tendront la main.
Avec un beau livre fascinant, Alison Castle nous emmène dans les coulisses de ce film maudit. Sur plus de 800 pages, on plonge dans les obsessions, les idées, les questionnements et les méthodes du cinéaste. On découvre les notes préparatoires, les inspirations, les projets de costumes ou encore les décors de ce Napoléon jamais tourné. Un témoignage précieux pour entrer dans la fabrique du réalisateur et montrer tout ce que nécessite la fabrication d’un grand film hollywoodien. Un objet rare surtout pour pénétrer dans l’esprit d’un des plus grands génies du septième art.
Les grandes oubliées, pourquoi l’Histoire a effacé les femmes de Titiou Lecoq
C’est le choix le plus fort de Ridley Scott dans son film : placer au centre du récit la relation passionnelle, tourmentée, entre Napoléon et Joséphine de Beauharnais. Au cœur d’un film spectaculaire rythmé par les batailles et les stratégies militaires, le réalisateur offre une place de choix à cette femme sublime, d’une intelligence redoutable, qui exerça son pouvoir dans l’ombre de l’Empereur, en lui susurrant à l’oreille les plus habiles manigances.
Dans Les grandes oubliées, un essai brillant, passionné, parfois même drôle, Titiou Lecoq propose une relecture radicale de l’Histoire et s’affranchit de plusieurs siècles de domination masculine pour rendre hommage aux femmes de l’ombre, celles qui ont été effacées des livres scolaires. Elle raconte comment le langage, les instances cléricales et universitaires, les intellectuels ont peu à peu banni l’héroïsme féminin du récit national et de la mémoire collective. Un texte brillant, qui nous permet de redécouvrir certaines femmes puissantes qui, en secret, ont joué un rôle majeur dans la destinée du monde.
Ma vie d’Al Capone
Ridley Scott aime répéter qu’avant d’être un lieutenant, un général ou un empereur, Napoléon est un gangster. Alors pourquoi ne pas marcher dans les pas du plus grand d’entre eux, un caïd de Chicago entré dans la légende : Al Capone. Des biographies, des romans, des films sur le parrain impitoyable, il y en a eu des centaines, avec parfois des représentations bien différentes, voire opposées. Mais un livre, paru en toute discrétion cette année, promet un nouvel éclairage, puisqu’il se présente comme les mémoires rédigés par Scarface himself.
En 1939, Al Capone sort affaibli de son séjour à la prison d’Alcatraz. Malade, déchu, il veut écrire son testament pour rester dans l’Histoire et livrer sa vérité. Un journaliste est alors engagé pour écrire son autobiographie à partir d’une série d’entretiens. L’aventure sera de courte durée. Al Capone mélange réalité et fiction, lisse les horreurs qu’il a commises, dément la plupart des crimes dont il est accusé et se décrit comme un homme attachant, bien moins cruel que ce qu’on a voulu dire de lui. Le journaliste ne peut supporter ces mensonges et claque la porte. Ses notes seront pourtant publiées quelques mois plus tard.
Et le résultat est très surprenant. Page après page se dévoile le Chicago souterrain des années 1920, on pénètre dans les rouages de la prohibition, on croise la route des plus grands malfrats de l’époque. Mais quand il s’agit d’Al Capone, on croirait lire les confidences feutrées d’une star de cinéma. Héros glorieux qu’on aurait mal jugé ou grand manipulateur et illustration du mal incarné ? Un dilemme qui, pour Napoléon aussi, s’est toujours posé.
La Chartreuse de Parme de Stendhal
“Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur.”
C’est le plus grand roman des conquêtes napoléoniennes, un classique de la littérature française qui se dévore comme un blockbuster spectaculaire. Près de vingt ans après la défaite de Napoléon, Stendhal a l’idée d’un roman épique et d’un personnage haut en couleur qui traverserait ces années de guerre, de bruit et de fureur.
Fabrice Del Dongo a 19 ans quand il apprend que Napoléon vient de débarquer de l’île d’Elbe et qu’il marche vers Paris. Il décide aussitôt de rejoindre l’Empereur pour se faire un nom. Un voyage pour la gloire qui le mènera jusqu’aux champs de bataille de Waterloo et à une cuisante défaite dans laquelle il n’aura l’impression d’être qu’un pion. Ancien soldat de Napoléon, Stendhal raconte toute l’absurdité de ces guerres rangées et s’insurge contre des massacres organisés à distance par les puissants de ce monde. Un propos qui n’est pas sans rappeler certaines scènes culte du Barry Lyndon de Kubrick, le film préféré de Ridley Scott et une influence décisive pour son Napoléon.
Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès
Depuis quelques jours, la polémique enfle et les historiens français s’en donnent à cœur joie. Qui a laissé un réalisateur anglais s’emparer de l’histoire de France ? Telle scène serait impossible, telle autre serait tout simplement fausse, Ridley Scott ne respecterait pas les faits, imaginerait des choses. Les grandes fresques, les biopics et autres récits biographiques posent toujours la même question : comment marier les exigences de la vérité historique et la liberté de la fiction ? Ce débat artistique insoluble a d’ailleurs secoué la dernière rentrée littéraire. Quelques semaines après avoir été couronnée par le prestigieux prix Stanislas, qui récompense le meilleur premier roman, Julie Héraclès a en effet vu son livre susciter une vive polémique.
©Robert Capa © International Center of Photography / MAGNUM PHOTOS
En s’appuyant sur le cliché iconique de Robert Capa, La Tondue de Chartres, Vous ne connaissez rien de moi retrace la vie de Simone Touseau, cette jeune fille de 23 ans représentée crâne rasé sur la photo, connue pour ses affinités collaborationnistes et sa relation avec un soldat allemand. Avec une écriture magnifique, la romancière nous plonge dans la France occupée et dans l’esprit d’une femme complexe, tourmentée.
Mais Julie Héraclès s’est laissé emporter par son souffle romanesque et s’est peut-être aventurée trop loin de la réalité historique en décrivant une femme muée par son orgueil et son amour plutôt que par une véritable attirance pour l’idéologie nazie. Une réhabilitation insupportable pour Arnaud Hée, critique de cinéma, dont le grand-père aurait été dénoncé par cette dernière, puis déporté. Au nom de la fiction, un roman ou un film peut-il s’arroger toutes les libertés ? Une grande œuvre peut-elle nier la vérité ? La question mérite d’être posée.