Alors qu’une tribune de soutien au Palais de Tokyo vient d’être publiée dans Le Monde, suite à la démission d’une mécène et à la une croisade de la droite conservatrice contre la programmation “woke” du musée parisien (souvent ciblé par l’extrême droite), on a visité l’exposition “Dislocations” qui “pose problème” à cette mécène et on s’est retrouvées face à des projets touchants sur l’expérience de l’exil.
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“Il s’agit de rendre hommage à la nécessité vitale et à l’intensité de la création artistique à travers des récits fragmentés croisant déplacement, emprisonnement, guerre, mais aussi résilience et réparation”, détaille le Palais de Tokyo à propos de l’exposition. “Dans un moment où l’actualité géopolitique internationale est un palimpseste de temps et d’espaces en crise, les artistes peuvent apparaître comme des vigies, attentives aux soubresauts du monde et aux mouvements de la société qui sont autant d’ondes telluriques. Être une vigie, c’est être témoin de son temps, déployer la puissance de son imaginaire en explorant les réalités sociales et politiques d’hier, d’aujourd’hui et de demain.”
Ces artistes viennent d’Afghanistan, de France, d’Irak, d’Iran, du Liban, de Libye, de Myanmar, de la Palestine, de Syrie et d’Ukraine, et ont tou·te·s des histoires importantes à raconter, que ce soit sur le “déchirement entre ici et ailleurs”, sur leur culture, leur identité ou sur les drames qui se produisent dans leur pays. Ces artistes exposé·e·s sont Majd Abdel Hamid, Rada Akbar, Bissane Al Charif, Ali Arkady, Cathryn Boch, Tirdad Hashemi, Fati Khademi, Sara Kontar, Nge Lay, Randa Maddah, May Murad, Armineh Negahdari, Hadi Rahnaward, Maha Yammine, Misha Zavalniy. Coup de projecteur sur cinq projets qui nous ont bouleversées.
L’artiste palestinienne May Murad présente Human Error, une série d’autoportraits dessinés où elle représente des éléments-souvenirs de sa maison d’enfance à Gaza, “récemment détruite” sous les bombardements israéliens, mêlés à un décor européen, continent où elle s’est réfugiée. À chaque fois, sa silhouette est dessinée “en brouillon”, comme une apparition fantomatique dans un lieu qui n’est plus.
Dans une image, elle juxtapose une photo d’un tank, multiplie son corps, glisse des effets de glitch et un message d’erreur. Dans une autre, elle appose une icône de téléchargement aux pourcentages suspendus afin d’évoquer son “état de latence, une vie entre-deux”, nous renseigne le musée. “Dans ces deux œuvres, les yeux fermés de l’artiste évoquent le refuge d’une vie intérieure, plus apaisée que ne le sera jamais la réalité. […] L’artiste cherche à comprendre comment faire face à sa solitude ou à l’éloignement de sa terre natale.”
May Murad, Disparition, série “Human Error”, 2022-23.
Misha Zavalniy travaille à partir de documents qui révèlent les ruines de son pays, l’Ukraine. Son village, Gorenka, près de Kyiv, a été massivement touché par les attaques russes, depuis l’invasion. Sa série Gorenka Chronicles rend compte de ces tragédies et opère un travail plastique sur des images envoyées par son ami Maxim Rudenko, qui documente en direct les bombardements et décombres.
“Le travail de Misha Zavalniy souligne la répétition de l’Histoire et la résurgence des guerres de manière à la fois poétique et politique. […] La figure humaine y est peu présente; cette absence cède la place aux fantômes, révélatrice de ce qui a été et de ce qui sera”, indique le musée. Les images se superposent jusqu’à devenir abstraites, fragmentaires ; elles sont affichées avec leurs boursouflures, leurs plis et déchirures. “Il s’agit de la façon dont je perçois la guerre en Ukraine, en étant hors de mon pays. Cette perspective m’a donné le sentiment d’une double réalité – à la fois subjective et extérieure.”
Misha Zavalniy, série “Gorenka chronicle”, 2022.
Fati Khademi
Fati Khademi expose son installation Leaving is Longing, un sac de voyage qui appartenait à son père et qui est le seul souvenir de sa vie passée. Sur ce sac, l’artiste a brodé des avions, des explosions, des bombes en écho aux guerres qui ont marqué l’Afghanistan, et qui ont mené à l’exil de sa famille. “Le déplacement, la guerre et la mémoire sont au cœur de sa pratique. Ses œuvres entrelacent récits autobiographiques et témoignages politiques, parlant de son expérience de femme et de réfugiée – d’abord au Pakistan puis en France”, écrit le musée.
Sa famille appartient à la communauté persanophone des Hazaras, particulièrement persécutée dans ce pays, qui a dû s’exiler au Pakistan à cause des talibans. À côté de ce sac, l’artiste présente une vidéo dans laquelle elle recouvre entièrement son visage d’un fil qu’elle enroule, “comme les femmes afghanes ont disparu de l’espace public”.
Fati Khademi, Leaving is longing, 2022.
À cause de la guerre, Sara Kontar a quitté la Syrie en 2015. Sa série Towards a Light présente des photographies retravaillées au cyanotype, qui relatent une partie de sa traversée jusqu’en France, aux côtés de son frère jumeau de 19 ans. Des avions, leur reflet dans un miroir, leurs pieds côte à côte : les images sont prises sur le vif et semblent venir d’un passé lointain. “Son art lui sert à exprimer les épreuves de l’exil, tandis qu’une forme de mélancolie se dégage de ses images, traces d’une expérience fondatrice”, informe le Palais de Tokyo.
Ce mur de photographies est accompagné de textes, comme un journal intime documentant son exil, ses rêves et ses cauchemars. “Je me suis réveillée, dans le lit de ma chambre en Syrie; mon cœur battait très rapidement, je regardais bien autour de moi, je commençais à me rappeler d’un rêve où je n’étais plus ici, j’étais là-bas, quelque part coupée du monde, et depuis longtemps”, écrit l’artiste.
Sara Kontar, Série Towards a Light, 2021-22.
Hadi Rahnaward expose une œuvre fragile et inflammable qui renvoie à la situation de la société afghane. Ce sont plus de 93 000 allumettes qui sont disposées ici pour former un tapis afghan. L’installation est impressionnante puisqu’elle recrée les motifs typiques de ces “tapis de guerre” (“war rugs”), qui “évoquent l’histoire d’un pays dévasté par la guerre, entre conflit et reconstruction”.
Les détails ont été réalisés avec minutie : sur le tapis, on peut voir par exemple une tache et une trace de pas fraîche. Pour l’artiste, “le temps est un médium à part entière : l’artiste cherche à incorporer des boucles temporelles pour décrire l’histoire contemporaine de l’Afghanistan comme un cercle absurde se répétant indéfiniment. Il utilise également son corps comme archive et espace de mémoire, tout en s’inscrivant plus largement dans un mouvement de l’art contemporain afghan cherchant à présenter des contre-récits de la guerre”, analyse l’institution muséale.