Cet été, deux expositions aux Rencontres de la photographie d’Arles étaient consacrées à Agnès Varda, “La Pointe courte. Des photographies au film”, dédiée aux images du tournage de son premier film et “Un jour sans voir un arbre est un jour foutu” à la Fondation LUMA. De l’autre côté du globe, à Los Angeles, l’Academy Museum of Motion Pictures lui consacre une exposition jusqu’en janvier 2025 et à Paris, depuis le 9 octobre, la Cinémathèque lui rend hommage avec “Viva Varda !”, la première exposition que l’institution consacre à une femme cinéaste.
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Toujours cette année, quatre livres sur sa vie et son œuvre sont parus : une réédition de son autobiographie Varda par Agnès, une biographie signée Laure Adler et deux ouvrages photo chez les éditions Delpire & co, tandis qu’Arte Éditions sort un coffret de 14 DVD, et que Netflix vient de mettre à disposition à ses abonné·e·s six films de la cinéaste.
Bref, 2023, année Varda. Oui, mais pourquoi ?
Le paradoxe Varda
“En 1954, un ‘petit’ film avec Silvia Monfort et Philippe Noiret s’apprêtait à faire une grosse vague dans la quiétude artistique du cinéma français”, écrit Costa-Gavras en introduction de l’ouvrage que publie la Cinémathèque pour accompagner l’exposition. Dans Le Monde, Jean de Baroncelli annonce “le premier son d’une cloche d’un immense carillon” mais seuls une demi-douzaine de ses confrères parleront du film à sa sortie. Ce film s’appelle La Pointe courte et il était réalisé par Agnès Varda alors âgée de 26 ans et photographe officielle du Festival d’Avignon et du Théâtre national populaire dirigés par Jean Vilar.
Tous les représentants de cette grosse vague qui a déferlé sur le cinéma français ont aujourd’hui disparu. Agnès Varda était la seule femme de ce groupe et en est à ce jour la plus célèbre et la plus célébrée. Et cette année, plus que jamais. Quatre ans après sa mort, son “gouvernement” — comme elle aimait appeler ses proches collaborateurs — ses fans et de nombreux cinéphiles continuent de célébrer sa mémoire et son travail, sans relâche.
Parmi eux, Martin Scorsese, le meilleur VRP, qui admirait tout particulièrement la réalisatrice et qui a mis la main à la poche pour restaurer les films documentaires qu’elle a tournés aux États-Unis, numériser ses images documentaires et ainsi participer au rayonnement de son œuvre dans le monde.
“Je doute sérieusement qu’Agnès Varda ait jamais marché sur les traces de qui que ce soit. Elle a tracé sa propre voie, à chaque étape de son parcours, avec sa caméra. Chacun de ses films, si merveilleusement équilibrés entre documentaire et fiction, est totalement singulier. Je le dis à tous les jeunes réalisateurs : il faut voir les films d’Agnès Varda.”
Dans le cœur battant de cette petite armée, les deux enfants de la réalisatrice, Rosalie Varda et Mathieu Demy, qui derrière la célèbre façade parme de la rue Daguerre abritant toujours les locaux de Ciné-Tamaris — la société de production fondée par Agnès Varda en 1954 pour produire son premier film, La Pointe courte — travaillent d’arrache-pied pour faire vivre l’entreprise familiale et continuer de susciter de nouvelles formes de curiosité et d’émotion pour les films de leurs parents.
Paradoxalement, cette mission est aujourd’hui plus facile que du vivant du couple de cinéastes. Car si Agnès Varda était connue et reconnue dans le monde entier — elle est la seule femme à avoir eu les trois grands prix de cinéma, le César d’honneur, la Palme d’honneur et l’Oscar d’honneur, remportés à la fin de sa carrière — elle n’a jamais gagné beaucoup d’argent et a eu, sa carrière durant, des difficultés financières pour produire ses films qui, pour la plupart, n’ont pas rencontré de succès public à leur sortie, à l’exception de Sans toit ni loi, qui a dépassé le million d’entrées.
Ce paradoxe entre la reconnaissance de son œuvre et la difficulté à la produire, sa fille Rosalie — qui a quitté son métier de costumière pour aider sa mère à restaurer les films de son beau-père Jacques Demy, à sa mort en 1990, avant de devenir productrice des derniers films de Varda — nous confiait ne toujours pas se l’expliquer. Mais c’est justement parce qu’elle était une femme et une artiste pleine de paradoxes que son héritage continue de questionner.
“Quand elle a reçu la Légion d’honneur, elle a envoyé un fax au ministère de la Culture où elle avait écrit ‘échange des décorations contre argent’. Elle voulait moins d’honneur et plus d’argent.”
Un corpus libre, personnel et hétérogène
Rosalie Varda se souvient :
“Ma mère a commencé à aller au cinéma avec Jacques Demy et la bande des Cahiers du cinéma en 1958. Quand elle a réalisé son premier long-métrage en 1954, elle n’avait vu que six ou sept films, et quand elle est arrivée aux États-Unis en 1967, elle ne parlait pas un mot d’anglais mais a pourtant réalisé un documentaire sur les Black Panthers. […] Sa liberté d’esprit, c’était de faire prévaloir le sujet.”
Ainsi, presque toute sa carrière, Varda alternera entre longs-métrages, documentaires et courts-métrages. Même après avoir acquis le succès critique et d’estime qu’on lui connaît, jamais elle ne privilégiera la fiction, pourtant souvent considérée comme plus noble dans l’imaginaire collectif artistique. C’est grâce à cette liberté d’esprit qu’elle laisse derrière elle un corpus cinématographique très personnel, hétérogène et à la liberté de ton rare, qui résonne donc en différents endroits.
Si l’immense majorité de ses films abordaient des sujets de société, tous évitent aujourd’hui l’obsolescence programmée, même passés au microscope de notre regard, notre sensibilité et notre jugement contemporains, notamment car elle s’y posait des questions auxquelles elle n’avait pas la réponse, sans vraiment trancher et donc sans jamais juger.
“Si je devais résumer ma mère, je dirais qu’elle était curieuse, emphatique, exigeante, avec un féminisme joyeux et collaboratif. Ce n’était pas une intellectuelle, elle n’était pas dans le concept, c’était une humaniste.”
Ainsi, dans Le Bonheur, interdit aux moins de 18 ans au moment de sa sortie, elle se demandait simplement si on pouvait aimer deux femmes à la fois. Dans L’Une chante, l’autre pas, sorti en 1977, elle assumait qu’une femme pouvait abandonner son enfant à son père, sans adopter de posture. “Ce film est d’une modernité incroyable, il y a cette sororité qui est très belle. C’était très culotté pour l’époque et ça l’est toujours”, constate Rosalie Varda.
Une “grand-tante” proche des jeunes générations
Libre, elle a abordé tour à tour la mort, le suicide, la maladie, l’avortement dans ses films, des thèmes très sombres qui tranchaient avec son personnage public de gentille petite dame colorée, insolite et très identifiable. Grâce à un sens aigu de l’autopromotion et au coup de crayon de son ami Christophe Vallaux, Agnès Varda s’est transformée en un petit personnage cartoonesque, robe à fleurs, grosses lunettes et caméra en bandoulière, qui s’est déclinée en une multitude d’objets dérivés, tote bags, autocollants, pins, magnets et jusque dans des albums jeunesse.
“Elle est devenue ce petit personnage avec une coiffure vanille-fraise qui lui permettait d’être facilement identifiée par les jeunes générations qui se reconnaissent en elle. C’est comme s’il y avait une filiation et qu’elle était une sorte de grand-tante qui ne les juge pas.”
Puis JR et son 1,8 million de followers sur Instagram se sont occupés du reste. Alors qu’Agnès Varda, à la réputation de râleuse, a toujours voulu travailler en toute indépendance, en 2015, il la convainc de collaborer avec lui sur le film documentaire Visages villages, pour lequel ils ont parcouru la France pendant deux ans, à bord d’un camion photomaton. Malgré leurs 55 ans d’écart, il naîtra de cette collaboration une amitié touchante, improbable et surtout très relayée par JR sur ses réseaux sociaux puis par Agnès Varda elle-même, convaincue par son ami aux lunettes noires d’ouvrir son propre compte Instagram.
Alors que le cinéma réalisé par des femmes est aujourd’hui beaucoup plus présent — bien que la parité soit encore loin dans les festivals et les salles de cinéma — une nouvelle génération de réalisatrices, qui ont toutes souffert d’un manque de modèles féminins, vantent le cinéma de Varda au détour d’interviews ou de discours de remerciements dans des cérémonies qui, enfin, les célèbrent, et par leurs hommages s’emploient à sa réhabilitation.
Si Audrey Diwan qualifiait Le Bonheur de “plus puissante des leçons de cinéma” qu’elle n’ait jamais reçue, elle nous racontait également avoir tenu à offrir un rôle à Sandrine Bonnaire dans L’Événement, son second long-métrage, Lion d’or à Venise en 2021, en hommage à Sans toit ni loi. Monia Chokri, la réalisatrice québécoise qui présentait cette année à Cannes son troisième film, Simple comme Sylvain, dénonçait quant à elle et à notre micro le machisme d’une époque qui a éclipsé la cinéaste.
“Comme tout cinéphile adolescent et un peu prétentieux, j’étais fan de la Nouvelle Vague. Je trouvais ça formidable les Godard et les Truffaut et Agnès Varda m’était passée sous le nez. Mais quand j’ai vu Cléo de 5 à 7, son audace et son intelligence de mise en scène, j’ai compris que c’était elle la cheffe de file de la Nouvelle Vague, c’était Agnès Varda. Elle a été malmenée par l’Histoire et même si ce n’est pas toujours la première que l’on nomme, je lui donnerais tout le crédit de la Nouvelle Vague.”
Continuer de se raconter
Outre une filmographie éclectique, sa faculté à alterner entre fiction et documentaires a également permis à Agnès Varda de se raconter comme rarement. Après avoir fait l’acquisition de sa première caméra numérique à la fin des années 1990, elle n’a plus que réalisé des documentaires, dans lesquels elle se racontait pour devenir, à la fin de sa vie, son propre sujet d’étude.
Ce sont ses proches qui l’ont poussée à réaliser son ultime documentaire, Varda par Agnès, à un moment où elle était très malade, afin qu’elle parle de son cinéma de son vivant. Car si de nombreuses personnes lui ont consacré et lui consacreront des documentaires, des rétrospectives, des expositions et des ouvrages, sa famille et ses proches collaborateurs tenaient à ce qu’elle donne elle-même les clés de sa ciné-écriture. Ainsi, Varda possède aujourd’hui une œuvre autofictionnelle et personnelle rare qui lui permet d’assurer, quatre ans après sa mort, la maîtrise presque totale du commentaire sur son œuvre.
Agnès Varda a toujours filmé en dehors de ses films, son œuvre d’images numériques est gigantesque et la matière pour faire vivre sa mémoire est quasi infinie. “Filmer était sa façon d’écrire et sa caméra était son stylo, le prolongement de son œil”. Ancienne photographe, elle a gagné sa vie pendant dix ans en photographiant des mariages ou les Pères Noël aux Galeries Lafayette mais aussi et surtout ses amis artistes et beaucoup de jeunes acteurs et actrices. “On a environ 27 000 négatifs de ses photos et je n’en connais qu’un tiers”, confessait sa fille Rosalie.
Ainsi vivra Varda, et pour encore longtemps.