L’année 1994 a été particulièrement prolifique pour le rap américain. Certains des grands classiques d’artistes qui vont devenir majeurs sont sortis à ce moment-là : Illmatic de Nas, Ready to Die de Notorious B.I.G., Hard to Earn de Gang Starr, Regulate de Warren G, The Diary de Scarface ou encore Southernplayalisticadillacmuzik d’Outkast. Ce millésime 94 est aussi réputé car il a ajouté énormément de diversité au paysage rap.
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Pourtant, parmi tous ces projets importants, certains ont disparu des radars et ont été complètement oubliés au fil du temps. Il s’agit très souvent d’albums uniques d’artistes qui n’ont pas tenu l’épreuve du temps ou alors de disques bloqués par des contrats enfouis et compliqués. Toujours est-il que bon nombre d’entre eux sont encore indisponibles sur les plateformes de streaming malgré leur qualité et l’époque dorée qu’ils représentent.
En voici une sélection non exhaustive où on peut croiser des inconnus, des artistes emblématiques et des légendes internationales.
Snoop Dogg & Death Row – Murder Was the Case
Juste après son premier album classique, Snoop Dogg se lance, avec Death Row, dans un mini-film pour une sortie uniquement en VHS. Réalisé par Dr. Dre et le légendaire Fab Five Freddy, ce court-métrage de 18 minutes est accompagné d’une bande-son qui fait la part belle à l’écurie Death Row de l’époque, autant rap que R’n’B. Cet album est deux fois disque de platine mais n’est pourtant pas disponible en streaming.
Parmi les morceaux forts, on retrouve le tube “U Better Recognize” de Sam Sneed, qu’il a autoproduit. Sam reste un des joyaux cachés de Death Row, et est le protégé de Dr. Dre. Il est très important sur ce disque, sur lequel il a coproduit le hit “Natural Born Killaz” d’Ice Cube et Dre, qui était d’ailleurs un morceau pour lui à la base.
Sam Sneed a ensuite produit pour G-Unit, Scarface ou encore Jay-Z (“Anything”, c’est lui). Sur cette BO, on retrouve aussi bien sûr Snoop Dogg avec de super titres, ainsi que Tha Dogg Pound, Nate Dogg et le classique de DJ Quik sur “Dollaz + Sense”. L’ensemble donne un résumé parfait de l’activité folle du label californien le plus chaud en 1994. Indispensable.
Gravediggaz – 6 Feet Deep
Cet album est très important pour au moins deux raisons. Il est fondateur d’un style horrorcore dans le rap, et est le fruit de la collaboration incroyable entre deux producteurs iconiques des années 1990 : Prince Paul, architecte sonore du groupe De La Soul, et RZA, grand manitou du Wu-Tang.
Ce premier opus est donc assez expérimental, tant dans les productions très novatrices que dans les textes torturés et psychotiques. Certains morceaux sont devenus légendaires comme “1-800-Suicide” ou “Diary of a Madman”, pour leurs interprétations extrêmes mais aussi pour le style cinématographique des productions.
Sorti juste après Enter the 36th Chambers du Wu-Tang, cet album de Gravediggaz offre une direction que RZA aurait pu prendre, mais ses huit acolytes l’ont emmené dans le plus gros projet musical des années 1990. Prince Paul sera ensuite de moins en moins présent dans l’aventure De La Soul et se concentrera sur des projets expérimentaux comme l’incroyable A Prince Among Thieves.
Thug Life – Volume 1
Thug Life est un groupe monté par Tupac Shakur au début des années 1990. Il regroupe des artistes gangsta de tous les horizons comme Stretch, du groupe Live Squad, originaire du Queens (New York), et Big Syke d’Inglewood (Los Angeles), mais aussi Mopreme, Macadoshis et The Rated R.
Alors que 2Pac est en pleine ascension en 1993, il souhaite sortir un album mettant en avant son groupe. Mais à cette époque, le gangsta rap est attaqué de toute part par les médias et les institutions, mettant une pression forte pour le lancement de cet album. Les tractations entre 2pac et son label laissent supposer qu’il existe quatre ou cinq versions de cet album, plus ou moins édulcorées.
Celle qui sort en 1994 est une compilation de gangsta rap conduite par le charismatique Tupac Shakur. Les premiers extraits, comme “Pour Out a Little Liquor” et “Bury Me a G”, sont devenus des classiques du répertoire de la légende californienne. Ce sera le seul album du groupe, puisque Stretch puis 2pac seront ensuite tués, à quelques mois d’intervalle.
Cet album reste pourtant le témoin d’une ascension fulgurante et d’un entourage compliqué, menant à la plus grande guerre que le rap américain ait connue. Une page d’histoire qu’on ne retrouve pas sur les plateformes de streaming. Petite anecdote, le mème “thug life” est basé sur ce groupe et cet album.
Organized Konfusion – Stress: The Extinction Agenda
Ce duo formé par Prince Po et Pharoahe Monch est originaire du Queens à New York. Stress est son deuxième album après un premier opus homonyme en guise de carte de visite en 1991. Le gros point fort d’OK, c’est les paroles. L’écriture est labyrinthique, très riche et technique. “Stray Bullet” est peut-être le morceau qui résume le mieux cette expérimentation continue.
En effet, les deux rappeurs se mettent dans la peau… d’une balle tirée à grande vitesse. Par essence, leur musique devient moins accessible mais va devenir extrêmement influente pour de nombreux artistes. Ils sont à la base de nombreux courants de rap qu’on pourrait qualifier d’alternatifs alors que, dans la production musicale, le duo est proche de ce qui se fait à son époque.
L’album Stress est chapeauté par une pointure de l’époque : Buckwild. Avec le duo en chef d’orchestre, le beatmaker proche du D.I.T.C. offre une nouvelle caisse de résonance au duo. Côté invités, deux MCs aussi renommés que Prince Po et Pharoahe Monch : O.C. du D.I.T.C. et Q-Tip du groupe déjà légendaire A Tribe Called Quest.
Après un troisième album, le groupe se sépare pour faire place aux carrières solos, dont celle florissante de Pharoahe Monch, un des meilleurs rappeurs de sa génération. Stress: The Extinction Agenda reste un ovni hyper exigeant du rap américain, rarement cité. Une pièce maîtresse jusqu’à sa pochette, une peinture de l’artiste Matt Doo, décédé depuis. Indispensable dans une collection et pourtant totalement absent des plateformes de streaming.
Ill Al Skratch – Creep wit’ Me
Autre duo iconique de 1994, Ill Al Skratch est une connexion entre Big Ill de Brooklyn et Al Skratch d’Harlem. Leur premier album Creep wit’ Me va d’ailleurs développer un mélange de ces deux univers musicaux, entre rap hardcore de Brooklyn et new jack détendu d’Harlem. C’est ce cocktail typique du producteur The LG Experience qui va marquer son époque et l’année 1994.
LG produit d’ailleurs cette même année pour Nas, Shaquille O’Neal, Big Daddy Kane, ainsi que la totalité du superbe premier album de Boogiemonsters, une autre pépite de 1994. Ill Al Skratch n’a pas vraiment décollé malgré ses tubes “Where My Homiez? (Come Around My Way)” et “I’ll Take Her”. Après un deuxième album en 1997, plus de nouvelles. Mais ce premier opus est indispensable dans votre discothèque.
Above the Law – Uncle Sam’s Curse
Above the Law est l’autre groupe de gangsta rap californien. Alors que tout le monde parle de NWA, leurs cousins sont aussi importants (voire plus) dans le développement du G-funk et de la musique rap de Los Angeles. Produit par le très important Cold 187um, ce troisième album du groupe est le dernier qui sort sur Ruthless Records, le label d’Eazy E, juste avant la mort de celui-ci.
Alors que le rap californien est dominé par la vision de Dr. Dre, Above the Law propose une alternative plus radicale, politique et folle. Accompagné du chanteur Kokane sur de nombreux morceaux, le groupe se trouve une nouvelle identité sur Uncle Sam’s Curse. Le morceau le plus emblématique est sûrement “Black Superman”, mais le reste du disque est le témoin d’une époque, celle du Los Angeles post-Rodney King. Malheureusement, le répertoire d’Above the Law est très peu représenté sur les plateformes de streaming alors qu’il est essentiel.
Scientifik – Criminal
En 1994, Scientifik est un rappeur très prometteur de Boston. Protégé d’Ed O.G., il réussit à réunir sur son premier album des pointures de la production comme Diamond D, Buckwild et RZA (encore lui). Disparu dans des circonstances étranges en 1998 (on l’a retrouvé dans un accident de voiture une balle dans la tête), Scientifik avait tout pour devenir un rappeur important du début des années 1990. Charismatique et impressionnant, il a un débit différent et des textes hardcore qui lui donnaient une place privilégiée entre Nas et Notorious B.I.G. en cette année 1994.
Malheureusement, l’album sort de manière confidentielle et Scientifik n’aura jamais la notoriété de ses collègues, faisant de Boston une ville maudite du rap américain. Trop proche de New York pour se créer son propre univers mais pas assez pour faire totalement partie de la grosse pomme. Reste un disque incroyable, à écouter en boucle. Mais pas en streaming…
Spice 1 – AmeriKKKa’s Nightmare
La région de la Bay Area (autour de San Francisco et Oakland) a toujours été très importante dans le développement du rap américain. Pourtant, peu d’artistes ont réussi à se faire un nom au niveau national, voire international (si on exclut 2Pac, souvent plutôt rattaché à Los Angeles et Death Row). Mais certains artistes issus de cette scène sont des vrais modèles pour les rappeurs des années 1990 comme Too $hort, E-40, Luniz, Mac Dre ou encore… Spice 1.
Spice 1 a un flow très saccadé et efficace qui donne un véritable relief à sa musique. Très street, le rappeur de la Bay a surtout gagné en notoriété quand il a participé, avec son morceau “Trigga Gots No Heart”, à la bande originale du film Menace to Society des frères Hughes.
Sorti un an après, AmeriKKKa’s Nightmare est son troisième album et sûrement le plus ambitieux. On y retrouve 2pac, E-40 et Method Man pour un condensé de la musique du Nord de la Californie avec des morceaux classiques comme “Face of a Desperate Man” et “Strap on the Side”. Indispensable.
Kurious – A Constipated Monkey
Kurious est un rappeur de l’Upper West Side à New York proche de Bobbito Garcia, Pete Nice du groupe 3rd Bass et de MF Doom depuis l’époque KMD. Kurious représente les prémisses d’un rap alternatif dans la grosse pomme dès le début des années 1990. Son premier album est un parfait produit de 1994 avec des productions entêtantes de The Beatnuts, des Stimulated Dummies et de Pete Nice.
Son humour et sa façon de raconter les histoires en font un des disques les plus intéressants de cette époque. Pour l’anecdote, on retrouve le rappeur français Lucien, proche des Beatnuts, sur le morceau “Top Notch”. Et le tube “I’m Kurious” reste un classique total de cette époque.
Master P – The Ghettos Tryin to Kill Me!
On pense souvent que Master P est apparu par enchantement en 1997 à La Nouvelle-Orléans pour monter No Limit Records qui deviendrait une des dynasties les plus importantes du rap américain. Mais les années 1990 sont déjà émaillées de nombreux albums de Master P, influencés par le rap californien.
Ce troisième album, The Ghettos Tryin to Kill Me, fonctionne un peu comme un déclencheur dans la carrière du rappeur, celui qui va l’emporter vers une autre dimension. La musique est imprégnée des préceptes du gangsta rap mais avec encore plus de provocation et d’indépendance, comme le montre la pochette devenue iconique et reprise par Freddie Gibbs des années plus tard.
Un vrai classique du genre qu’on trouve difficilement en écoute et définitivement pas en streaming, alors qu’une grande partie du catalogue de Master P y est présente. Il y a donc une limite à No Limit.
Sortis aussi en 1994, ces albums sont dispos en streaming depuis peu et il faut absolument les écouter :
Hard 2 Obtain – Ism & Blues
Boogiemonsters – Riders of the Storm: The Underwater Album
Une playlist reprenant tous ces albums a été diffusée sur Konbini Radio le jeudi 2 janvier 2020 à 18 heures.