Gâchis. C’est le mot qui vient spontanément à l’esprit, en regardant Jorodowsky’s Dune. Un long-métrage mémoriel, qui retrace avec créativité (d’impressionnantes techniques d’animation à partir d’un story board illustré, notamment…) la folle histoire du rendez-vous manqué entre deux monuments de la pop culture. D’un côté le poète franco-chillien Alejandro Jodorowksy, esprit fantasque et quelque peu mystique à l’origine de bijoux surréalistes (le film El Topo), puis de BD cultes (L’Incal). Et de l’autre… Dune. Le roman fleuve de Frank Herbert, véritable bible de la SF des sixties, dont chacun connaît désormais les grands lignes grâce à l’adaptation de Denis Villeneuve.
Qu’aurait pu donner la version de Jodorowsky, amorcée près de cinquante ans auparavant à la manière d’un projet révolutionnaire censé “reproduire les effets du LSD, pour changer à jamais la mentalité du public” ? Vertigineuse question, à laquelle le bien-nommé Jorodowsky’s Dune apporte des éléments de réponse inédits. Focus.
Conscience universelle et héros messianique : une version hippie de Dune ?
Remontons la bobine. Après avoir passé plusieurs années à bosser en cheville ouvrière pour le théâtre d’avant-garde du côté de Mexico, à la fois en tant qu’acteur et metteur en scène, Jodorowsky en est persuadé, son prochain défi sera celui du cinéma. Problème : notre créateur de génie ne sait ni monter, ni cadrer. Mais quand on est aussi enfiévré que lui, justement, ça ne pose pas problème.
Se contrefoutant royalement des conventions, il enchaîne des films ultra barrés. Il y a le très ésotérique Fando et Lys (1967) dont les images crues provoquent plusieurs émeutes lors de ses projections, puis un premier banger, El Topo. Sorte de western métaphysique imbibé de surréalisme dont, dit-on, John Lennon himself aurait été fan. La preuve : le chanteur et sa compagne, Yoko Ona, participent au financement du prochain Jodorowsky, La Montagne Sacré. Sacrée claque. On n’y comprend que dalle, mais qu’est-ce-que c’est beau…
Disons simplement qu’à ce moment de carrière précis, la réputation du cinéaste n’est plus à faire. À tel point que, lorsqu’il croise la route du célèbre business man français Michel Seydoux, celui-ci lâche : “Dis-moi quel film tu aimerais tourner, je m’occupe de la production”. Littéralement. Forcément emballé par la proposition, Jodorowsky suggère l’adaptation de Dune. Comme promis, Seydoux donne son feu vert et le chantier débute. Un chantier du genre pharaonique. Tout simplement parce que, d’emblée, les aspirations du cinéaste seraient qualifiées par certains de… délirantes ? “Mon ambition était énorme. Je voulais créer un prophète pour changer les jeunes esprits dans le monde entier. Pour moi, Dune serait l’arrivée d’un Dieu”. Rien que ça.
Grosso modo, Jodorowsky voulait se servir du matériel de base imaginé par Frank Herbert, tout en réinterprétant la fin de l’œuvre, version Peace and Love. Là où le romancier avait dépeint, dans son livre, l’horreur d’un pouvoir à la dérive provocant – notamment – le djihad cosmique, l’artiste franco-chilien souhaitait pencher vers quelque chose d’autrement plus optimiste. Une version alternative, où Paul n’apparaitrait pas comme un seigneur de guerre génocidaire, mais plutôt à la manière du messie d’une conscience “cosmique” puisqu’au moment de sa mort dans le film, il était prévu qu’il se… réincarne dans tous les autres êtres de l’univers. Traduction : au fond, nous ne sommes qu’Un.
Pour rappel, le projet de Dune démarre en 1975. Ce type de mantra spirituel autour de la communion “universelle” est au cœur de la philosophie New Age, proche du mouvement hippie d’alors dont le “Paul” de Jodorowksy aurait été, en un sens, le porte-parole et martyr. Mais pour que le message du perso’ soit transmis, encore faut-il réaliser Dune. Ni une, ni deux, Le cinéaste monte une équipe de “guerriers spirituels”, selon son expression, afin d’assurer le coup. Et concrètement, ça donne une équipe de collaborateurs comme le cinéma n’en avait jamais rêvé.
BO signée Pink Floyd, Salvador Dalí payé 100 000 dollars la minute…
Après avoir décroché les droits d’adaptation auprès d’Hollywood pour une “bouchée de pain”, Jodorowksy s’attelle à sa prochaine mission : dénicher le profil qui sera capable d’illustrer sa vision de Dune, à travers un story board. L’élu n’est autre que Jean Giraud, aka Moebius. Soit une sommité de la bande-dessinée française SF, qui était alors auréolée du succès de son chef d’œuvre, Arzarch. La collaboration est alchimique et le story board, époustouflant. Tout commence sous les meilleures hospices.
Et aussi étonnant que cela puisse paraître, cette bonne lancée se poursuit. Ginger – qui n’était pas encore le créateur mythique de “l’Alien” – se dit “super enthousiaste” à l’idée de s’occuper des décors et costumes de ces vicelards gothiques d’Harkonnen. Côté bande-son, après une engueulade, les Pink Floyd (qui bouffaient des burgers pendant que Jodo faisait son pitch) l’assurent : oui, oui, le cinéaste peut compter sur eux pour concocter un album entier dédié à Dune. Reste à s’occuper du casting – sacré morceau.
Sur ce point comme sur tout ce qui touche à son film, de près ou de loin, le cinéaste a une idée précise en tête. Par exemple, c’est simple : Orson Welles doit endosser le rôle du baron d’Harkonnen, et personne d’autre. Alors voilà. Pour rencontrer le réal’ de Citizen Kane, réputé pour son coup de fourchette, Jodorowsky a la bonne idée d’enquêter sur ses habitudes de sortie et le piste jusqu’à un restaurant parisien où il le retrouve en train déjeuner, entouré de six bouteilles de rouge. “Je lui ai parlé avec un respect immense”, se souvient Jodorowksy, “Il m’a affirmé qu’il ne voulait plus jouer. Alors je lui ai dis : “Si vous venez, j’engagerai le chef de ce restaurant et vous mangerez comme aujourd’hui, tous les jours”. Welles accepte. Mais la course à la star ne fait que commencer.
Autre vedette en tête, autre négociation rugueuse. Pour que Salvador Dalí (oui, oui, le prince dandy du surréalisme), qui rêvait d’être “l’acteur le mieux payé au monde” daigne accepter le rôle de l’empereur fou de l’univers Padisha Shaddam IV, Michel Seydoux lui promet de le rémunérer à hauteur de… 100 000 dollars la minute d’apparition à l’écran. Une folie. Heureusement, Mike Jagger n’est pas aussi exigeant. “Je l’imaginais dans le rôle de Feyd Rautha (le neveu du baron Harkonnen, ndlr), précise Jodorowsky. Avant de se remémorer : “J’étais à une soirée parisienne (…) et à l’autre extrémité de la pièce il était là ! Il a avancé, puis s’est planté devant moi. Je lui ai demandé si il voulait jouer dans mon film, et il m’a répondu un seul mot : Oui”. Jackpot.
La prochaine étape ? Trouver des investisseurs. Pour y parvenir, Jodorowsky toque à toutes les portes des majors du cinéma. Universal, Paramount, Metro-Goldwyn-Mayer… Et c’est la douche froide. Michel Seydoux se souvient : “À chaque fois ils nous disaient “c’est super”. Vous avez résolu les problèmes techniques des effets spéciaux, économiquement c’est raisonnable mais… on ne comprend pas votre metteur en scène”. La faute à un manque de “vision” et une certaine frilosité, vis-à-vis d’un projet SF à la stature jusqu’alors inédite, dénonce Jodorowsky (Stars Wars IV ne sortira que des années plus tard…). “Hollywood ne voyait pas la science fiction de cette manière. Pour eux c’était 2001 l’Odyssée de l’espace ou bien des films de série B”, déplore-t-il.
Dune est mort, vive Dune !
D’un mot, aucun studio ne fait confiance à l’auteur extravagant de La Montagne Sacrée pour faire aboutir un projet aussi titanesque, dont le budget pèserait 15 millions de dollars de budget, minimum. De refus en refus, Jodorowksy doit bien se prendre à l’évidence : son Dune est mort avant de naître. La déception est immense. Et le coup de grâce ne se fait pas attendre : en 1984 c’est un de ses homologues, David Lynch (à qui le final cut aura échappé, d’ailleurs…) qui adaptera ce qui était censé être le “projet de sa vie”.
Pour éviter de sombrer, Jodorowksy se marre de la “nullité” de cette version, déjà. Mais surtout, il puise dans le scénario de son Dune pour tisser les récits de L’Incal puis La Caste des Méta-Barons. Des références absolues de la BD SF. Pas du genre à ruminer le passé, celui qui s’est taillé une place de lion dans le paysage du 9e art veut d’ailleurs y croire : à l’entendre, son Dune a influencé tout le cinéma SF, de Star Wars à Terminator, en passant par Premier Contact. Du délire ?
Peut-être pas. Après tout, le story board que Jodorowsky a sur laissé sur le bureau de chaque grand studio US dans les seventies a sans doute circulé – et, avec lui, toutes les idées de plans-séquences et de costumes du cinéaste, illustré sous le trait de Mœbius. Véritable livre d’art, ce “script” pas comme les autres pourrait d’ailleurs suivre une destinée imprévue.“Si quelqu’un décidait de le reprendre – même après mon décès ! – il pourrait en faire un film d’animation. Ce serait possible, avec les moyens actuels”, glisse Jodorowsky. À bon entendeur ?