Ubérisation du taff, arnaque du “chief hapiness manager”… : ce que le docu Travail, salaire, profit, nous a appris sur les mécanismes (parfois nébuleux) de l’économie moderne

Y'a Marx qui veut dire un truc

Ubérisation du taff, arnaque du “chief hapiness manager”… : ce que le docu Travail, salaire, profit, nous a appris sur les mécanismes (parfois nébuleux) de l’économie moderne

Le néo-libéralisme pour les nuls, c'est ici.

Kézako ? “Il faut flexibiliser le travail“, ” les actifs incorporels grimpent en flèche”… Face au jargon technique de l’économie, on a tôt fait de baisser les bras. L’air de dire:  “De toutes façons, j’y pige que dalle. Allez, salut”. Il faut avouer que ce curieux parlé fait l’effet d’un mur infranchissable, aux yeux du néophyte. Parce que trop alambiqué, pas assez concret.

Reste que les concepts tels que “néo-libéralisme” ou “financiarisation” sont au cœur des visions de société que défendent (ou attaquent…) nos partis politiques – et qu’ils revêtent une importance majeure pour décrypter l’actualité. Raison pour laquelle le documentaire Travail, salaire, profit s’attarde sur eux (et beaucoup d’autres) avec patience et pédagogie. L’objectif ? Offrir au plus grand nombre, et grâce à l’intervention de 21 experts internationaux, de précieuses clés de lecture pour percer à jour – au moins un peu – les rouages de ce domaine, décidément bien trop opaque, qu’est l’économie mondiale. Un docu de six épisodes, dispo sur Prime Video. Voilà ce qu’on en a retenu.

1. Ne dites pas “marché du travail” svp, ça fait bisounours

Disons que l’expression jette un voile pudique (hypocrite ?) sur la réalité dans laquelle évoluent les demandeurs d’emploi. L’idée de “marché” du travail renvoie à un imaginaire plutôt sympatoche. Comme si l’on cherchait un job de la même manière qu’on allait passer le bonjour à son marchand de fruits pref’ sur la place du quartier, chaque dimanche. Il y a une demande, il y a de l’offre. Tout le monde est heureux, les rapports de pouvoir sont symétriques – sauf que non. Réfléchir en ces termes au circuit de l’embauche, c’est entrer de plain-pied dans un déni de conflictualité : en vérité, notre système de l’emploi repose sur un chantage à la survie matérielle. Ou bien tu te démènes pour te trouver un job, ou bien… tu crèves, grosso modo.

2. Bonheur au boulot : les chief hapiness officer” en pleine crise de nerfs

À l’origine, le mot “travail” renvoie aux douleurs de l’accouchement. Et, de fait, on a – assez logiquement… – appréhendé le fait de bosser comme un labeur, orchestré selon différents systèmes de subordination. Servage, esclavage et exploitation de la force de travail par un patron détenteur des moyens de production – soit le modèle “capitaliste”, selon Marx. Avec le développement au début du XXe siècle du fordisme, c’est-à-dire du travail à la chaîne et de la production en série, on n’en est plus à la pénibilité des mines. Mais c’est pas la joie non plus. Il y a les risques d’accidents, une répétitivité qui conduit à l’abrutissement…

Bref. Jusque-là, le travail est une galère, un point c’est tout. Cette conception à l’allure d’évidence, notre modernité l’a remise en question ; depuis quelques décennies, une myriade d’entreprises présentent les postes qu’elles proposent comme des espaces d’épanouissement. On s’y accomplirait en tant qu’individu, on s’y découvrirait des richesses insoupçonnées. Etc, etc. Mais alors quoi, tout à coup, les entreprises se seraient mises à être “sympas” ? À mettre de côté leurs intérêts pour chouchouter les salariés ? Disons que plutôt quel le management moderne voit les choses ainsi : un salarié heureux au travail est un salarié… productif. Une logique qui a conduit les patrons a embauché des personnes au poste – a priori saugrenu – de “hapiness chief officer“. De quoi parle-t-on, précisément ? De types qui proposent des ateliers “rions ensemble hi,hi”, promettent de l’autonomie au boulot, organisent des séminaires fun, cumulent les team bulding… Punaise, ils ont même foutu un baby-foot au bureau. De quoi faire oublier qu’aller au taff, c’est une plaie dont on se passerait volontiers ?

3. “Fin du salariat” : tous uberisés – pour le pire

Avant d’expliquer le pourquoi du comment, remontons la bobine. Le salariat est un modèle qui explose littéralement avec l’avènement du capitalisme – avant, il y avait surtout une constellation de petits entrepreneurs au format familial, et des paysans qui bossaient à leur compte. Tout ça, courant XIX-XXe siècle, ça dégage. À la place, de puissantes usines emploient des dizaines, des centaines, d’individus. Un modèle qui a récemment céder un peu de place à quelque chose de neuf : l’auto-entreprenariat. Sous ce régime, on n’est plus “salarié” d’un boss. On noue un lien commercial avec lui : tu as besoin d’un service, je te le fournis, et puis ciao. Dit comme ça, ça a l’air vachement cool. Plus libre, plus souple – d’ailleurs, ne parle-t-on pas de travailleurs “indépendants” et “flexibles”? Certes. Reste que, sous ces charmants atours, ce statut cache en réalité une forte précarité.

Tout simplement parce que, grâce à l’auto-entreprenariat, les patrons n’ont plus besoin de donner un statut stable à leurs “collaborateurs”. Aucun contrat de travail, 0 cotisation sociale à verser. Et puis : par définition, le micro-entrepreneur est noyé parmi la masse de ses pairs. Il évolue dans un contexte de concurrence maximale : si ses demandes salariales sont trop hautes, ou qu’il n’est pas disponible pour telle mission, l’employeur peut décider de ne plus jamais le rappeler, puis faire appel à quelqu’un d’autre. Bref, l’auto-entrepreneur est jetable. Et le tout, sans aucun filet de sauvetage, puisque seul le salariat ouvre l’accès au droit au chômage. C’est notamment contre cette vulnérabilité que les chauffeurs VTC, mais aussi les coursiers des plateformes de livraison à domicile, se sont mobilisés ces dernières années. Une lutte d’utilité publique, à l’heure de l’ubérisation galopante des secteurs de travail.

4. N’existe-t-il (vraiment) aucune alternative au néo-libéralisme ?

“Néo-libéralisme” désigne le modèle économique (mais aussi sociétal…) dans lequel nous évoluons. Les pros du sujet s’accordent à dater son acte de naissance à l’année 1973, et plus précisément au moment du coup d’État qui destitua Salvadore Allende, premier président marxiste à être élu démocratiquement (au Chili, en l’occurence). Suite à ce basculement le dictateur Augusto Pinochet, responsable du passage en force, a mit en place une sorte de capitalisme ultra-agressif inspiré des théories de l’économiste Milton Friedman. Privatisation massive, casse des acquis sociaux… Tout ça au nom du “libre jeu du marché”. Un principe selon lequel l’État devrait intervenir le moins possible parce que – par un miracle qui n’a jamais été prouvé -, les échanges économiques, en l’absence de régulation, fonctionneraient de la meilleure manière possible. On est dans une forme “d’anti-communisme” revendiquée, qui sera ensuite appliqué dans les 80’s par Margaret Tatcher au Royaume-Uni, puis par Ronald Reagan côté US.  Le “hic” de ce modèle, très largement popularisé (y compris en France) c’est qu’il a prouvé ses défaillances, notamment lors de la crise de 2008. Mais malgré ce séisme mondial, le paradigme néo-libéral perdure – et s’endurcit. Au risque d’aller droit dans le mur ?

5. Le profit, avant l’innovation – et la protection des travailleurs

Milton Friedman, qui est, pour ainsi dire, le “père” spirituel du néo-libéralisme, n’a cessé de le marteler : le but des entreprises, c’est le profit. Les défenseurs de cette vision estiment que cette course effrénée bénéficie à l’ensemble de la société, en vertu du fameux “ruissellement”. Un principe selon lequel les profits servent toujours la collectivité, car ils sont ré-investis dans le développement. Et donc l’innovation, la croissance. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, il n’y a aucune garantie que les profits soient utilisés dans ce sens-ci. De fait : la financiarisation de l’économie pousse les patrons d’entreprise à doper les dividendes (les revenus, quoi) de leurs actionnaires en jouant sur les marchés (via des OPA, des rachats de parts…) plutôt qu’en acquérant de nouveaux équipements ou en embauchant plus de salariés, par exemple. Simplement parce que de nos jours, parier sur une action ou une hypothèque est globalement plus rentable que miser sur la croissance d’une usine. Tout est affaire de calcul opportuniste.

Aussi, qu’on se le dise franchement : un PDG touchant 438 fois le salaire de son employé moyen qui “investit” dans des villas de Los Angeles évaluées à plusieurs millions, clairement, ça n’a aucune utilité sociale. Bref. Pendant longtemps, les investissements dans le développement ont bondi lorsque les profits grimpaient – élémentaire, Watson. Mais désormais cette corrélation n’existe plus ; on parle de “profit without prosperity”. Et clairement, ça ne fait pas rêver. Sauf cette petite armée d’ultra-riches qui s’achètent des manoirs comme d’autres s’enfilent des bonbons, peut-être…