Si le mot “zombie” fait spontanément songer à un bouffeur glouton d’homo sapiens, vous pouvez remerciez (ou gronder…) George A. Romero. Ce pape du ciné de frousse a, au fil d’une carrière d’une cinquantaine d’année, précisé les contours de cette figure décharnée. Un patient portrait, débuté avec une œuvre à la genèse laborieuse, et aux moyens quasi-inexistants, dont nul n’aurait pu présumer la glorieuse postérité : La nuit des morts-vivants. Un improbable coup de maître, qui ira jusqu’à paver la voie à la “modernité” du ciné’ d’horreur. Focus.
En rade de thunes, Romero “obligé” de tourner un film d’angoisse ?
Remontons la bobine. Lorsque le cinéaste commence à plancher sur ce qui deviendra son opus magna, il a à peine 28 ans et pas un sou en poche. Aussi surprenant que cela puisse paraître, celui dont l’écrasante majorité des 18 films a été consacré à la figure du “zombie” n’avait d’ailleurs, à la base, aucune envie de tourner un film d’horreur. Lui et ses potes d’alors, qui avaient monté une boîte de production, font des pieds et des mains pour décrocher les financements qui leur permettront de réaliser “le” rêve : tourner un premier long-métrage. Sauf que personne ne mord. Les mois passent, et les caisses restent désespérément vides.
Alors la team enfreint une loi bien connue de la profession en injectant ses propres finances dans leur projet, puis dégotent – enfin ! – des investissements. Pas grand, chose. On parle 114 000 dollars de budget, au total. Reste à orienter le scénario, sur la base des fonds dispo. Une comédie teintée SF ? La soucoupe volante serait trop chère à monter. Un film-fleuve dramatique, comme le fantasmait l’équipe ? Beaucoup, beaucoup, trop ambitieux.
Bon gré, mal gré, Romero fait montre de pragmatisme en s’orientant vers un registre qui pouvait aisément être distribué aux drives-in locaux, à défaut de convaincre les exploitants de salles : l’horreur. Prochaine étape : sélectionner, parmi les figures bien connues du genre, un “antagoniste” qui pourrait être représenté à bas coût. Et voilà que la team du cinéaste doit à nouveau se plier au jeu des éliminations. Loup garou ? Exorbitant. Vampire ? Même combat. Bon. Mort-vivant, alors ? Après tout… pas besoin de costume, juste une touche de maquillage. L’équipe valide, par souci d’économie bien plus que par passion pour l’horreur façon “zombie”.
Une angoisse dépouillée de l’extra-ordinaire
En se basant sur la célèbre nouvelle Je suis une légende de Richard Matheson, Romero décrit, en guise de scénario, le récit paniqué “d’une masse informe revenue d’entre les morts, et poussée par un besoin irrépressible de se nourrir de la chair et du sang des vivants”, d’après ses termes. Grosso modo, sans que l’on sache pourquoi, des décédés sortent de leur tombe et font de la Terre entière leur banquet.
Suivant une trame qu’on pourrait jugé simplissime, au regard du contemporain, le film étonne pourtant à plusieurs niveaux à sa sortie en 1968. Tout d’abord, le manque de budget fait sortir l’horreur de l’expressionnisme baroque (et coûteux) auquel le registre était habitué pour, soudain, investir un terrain autrement plus familier : l’Amérique de tous les jours. Fini les décors à la Nosferatu le vampire, les costumes grandioses, les plateaux de tournages, les intrigantes figures démoniaques tapies grâce à de savants jeu d’ombres… La terreur s’invite dans le quotidien. C’est moins cher – et surtout, ça fait flipper. Tout simplement parce que la menace n’a plus rien d’étranger ; elle rôde, à quelques pas de chez vous.
Là où La nuit des morts-vivants surprend aussi, c’est par sa distribution et sa portée politique. Caster un homme noir dans le rôle-titre d’un film en plein période de lutte pour les droits civiques, c’est déjà un message politique. Mais Roméro va plus loin. Son personnage principal (“Ben”, campé par le talentueux Duane Jones) doit – comment si les assaut des morts-vivants ne suffisaient pas…- se battre contre d’autres survivants qui lui refusent le droit d’assurer la protection du groupe, et fini assassiné par une milice qui l’aurait, par erreur (?), prit pour un zombie. Il n’en fallait pas plus pour que, sous l’œil des critiques, La nuit des morts-vivants file la métaphore de la fracture sociétale liée à la condition des personnes noires aux États-Unis.
Breaking news : le “zombie” n’a pas toujours été un gobeur de cervelle humaine
Pour à peine 114 000 de dollars de budget investis, le film acquiert rapidement le statut d’œuvre culte et récolte des millions de dollars – entre 100 et 120 au total en 1991, selon une estimation fournie par Romero lors d’une interview donnée cette année-ci. De sorte que La nuit des morts-vivants entre au Panthéon des œuvres indé’ les plus rentables de l’histoire, et ancre sa vision dans la pop culture : le “zombie” moderne est celui du réal’, un point c’est tout. Avant la sortie de son chef-d’œuvre, le terme renvoyait en réalité au folklore haïtien, selon lequel les prêtres vaudous pouvaient réanimer les décédés. Et en faire leur esclave.
Rien à voir avec les “goules” de Romero (le terme qu’il employait, sur ses scripts), ces monstres qu’ils souhaitait introduire à la manière d’entités inédites, dont la spécificité aurait été leur goût immodéré pour la chair humaine. Mais ces créatures ont tellement convaincues qu’elles ont été rétrospectivement appelées “zombies”. Puis été hissées au rang d’archétype du genre. Dont acte l’incalculable brochette de romans, séries et films qui, à leur tour, ont fait du zombie “le” prédateur de l’homme (Zombieland, Fear the Walking Dead…). Merci, Romero ?