Disons-le sans détour : les cannibales n’ont pas bonne presse. Et pour cause, leur régime alimentaire représente dans la quasi-totalité des cultures un tabou suprême. Comme s’il s’agissait d’une frontière anthropologique qu’il serait interdit de franchir, sauf au risque de basculer du statut de “civilisé” à celui de… monstrueux. Dont acte la représentation répétée, dans notre paysage audio-visuel notamment, de l’horreur la plus extrême sous les traits d’anthropophages forcenés.
On pense au canonique Cannibal Holocaust, parfois considéré comme l’ancêtre du torture porn, qui mettait en scène un reportage fictif virant au cauchemar, au fin fond de la forêt amazonienne (faut-il en dire plus ?). Parmi la longue liste d’œuvres ayant mobilisé le ressort “cannibalistique” pour nous foutre la frousse, citons la saga Hannibal, dont le protagoniste principal, inspiré d’authentiques serials killers ayant “cuisiné” leur victime, présente l’étrange (l’irrésistible ?) paradoxe d’entretenir un rapport “raffiné” à l’anthropophagie. Voilà pour l’icône du genre.
À ses côtés, mentionnons La Route, La Colline a des yeux ou encore Sin City qui ont tous, à leur manière, brossé l’anthropophagie à la manière d’une pratique barbare repoussant les “adeptes” en dehors du cadre de l’humanité. Question : et si cette marginalité, précisément, offrait l’occasion d’une réflexion sur l’exclusion sociale et les amours maudits ? C’est l’étonnante piste vers laquelle s’est aventuré le très romantique Lucas Guadagnino (Call Me by Your Name, Challengers…) avec ce film-OVNI qu’est Bones and All (2022). Un road trip sanglant, porté par Timothée Chalamet et Taylor Russell en couple cannibale. Et donc impropre aux passions tendres ? Pas sûr.
Jusqu’à la moelle
Maren (Taylor Russel) a un problème. Plusieurs, en fait. Déjà, elle a été abandonnée par ses parents – la mère s’est cassée alors qu’elle était enfant, le père au moment de ses 18 ans. Second souci, plus pesant sans doute : elle est cannibale. Pas par choix, non. Plutôt un genre de pulsion irrépressible qui l’a poussée à tuer une baby sitter, à gloutonner l’index d’une camarade de classe… des trucs comme ça. Seule pour faire face à ce qu’il convient bien d’appeler une malédiction, Maren survit péniblement aux marges de la société.
Elle erre, erre. Jusqu’à croiser la route de Lee (Timothée Chalamet). Genre de vagabond indocile, que rien ne semble intimider. D’ailleurs – surprise ! – lui aussi est anthropophage. Le genre de hasard qui tisse des liens, forcément. Alors lorsque Maren explique à ce compère inespéré qu’elle cherche la trace de sa mère, Lee propose de l’accompagne. Et les voilà sur routes du Midwest américain des eighties. Aussi simple que ça.
Enfin, pas tout à fait. Sans surprise, l’idylle du tandem quasi-adolescent est régulièrement hantée par sa… “condition”. Notamment parce que d’autres cannibales au profil assez traditionnellement “sociopathes” les pistent. Ce qui pousse nos tourtereaux à s’interroger : sont-ils, à leur image, de “mauvaises” personnes ?
Vous en reprendrez bien un bout
Mélange entre le délire couple-de-truands-seuls-contre-le-monde à la Bonnie and Clyde et romantisme maudit façon Only Lovers Left Alive, Bones and All revisite le thème de l’anthropophagie à la manière d’une métaphore autour du trauma. Ici, le cannibalisme renvoie avant tout aux traumatismes subis. Maren a connu l’abandon étant enfant, Lee les violences intra-familiales. Leur couple s’articule autour de cette plaie commune, à travers laquelle ils se reconnaissent spontanément. Ce secret douloureux, ils parviennent à l’apprivoiser à mesure qu’ils s’ouvrent l’un à l’autre. Et tombent éperdument amoureux.
En somme : si on file ladite métaphore, le duo n’est pas socialement exclu à cause de son anthropophagie, mais plutôt parce que leur environnement infantile les a desaxés, et qu’ils portent le stigmate du trauma (la fameuse “malédiction”). Mais là où les autres cannibales croisés durant le film perpétuent, à leur tour, la brutalité qu’ils ont enduré, Maren et Lee trouvent une forme de salvation dans l’amour qu’ils partagent. Ça sonne hyper mièvre dit comme ça, mais Lucas Guadagnino évite l’effet “bluette” par une mise en scène plutôt trash, où la part de tragique ne laisse guère de place à un quelconque happy ending. Aux nombreuses références qu’on devine en filigrane dans Bones and All, ajoutons donc Roméo et Juliette. Avec une réinterprétation peu plus gore qu’à l’accoutumée, certes.