Vous avez bien dit “Dune” ? Gare à ne pas prononcer ce mot, si par bonheur vous croisez un jour la route de David Lynch. Ce serait un coup à gâcher l’heureux évènement en réveillant de bien vilains souvenirs. Ceux du plus cuisant échec de sa carrière, rien de moins. Piqûre de rappel : au terme d’une production chaotique – la “pire” qu’ai connu le réalisateur -, celui qui était alors l’auteur acclamé d’Elephant Man sort Dune. Soit la toute première adaptation ciné de la saga littéraire éponyme signée Frank Herbert. Nous sommes en 1984, l’attente est immense.
Mais en lieu et place de la claque espérée, des publics désorientés découvrent avec dépit une fresque SF jugée… Maladroite. Difforme, confuse. L’accueil est polaire, avec seulement 30 millions de dollars au box office pour 45 de budget, et une presse déchaînée. Catastrophe. Personne ne monte au créneau pour défendre cette curieuse Odyssée galactique. Pas même Lynch, qui renie l’œuvre qu’il considère, aujourd’hui encore, comme son grand “chagrin d’amour”. Rarement un film aussi attendu aura été autant détesté. Question : toute cette haine est-elle bien méritée ? Après tout, de plus en plus de cinéphiles n’hésitent plus à clamer leur amour pour l’œuvre “maudite”. Reste à savoir pourquoi.
Mick Jagger, Orson Welles et Dali au casting spatial ?
Remontons la bobine. Le cycle littéraire de Dune dépeint la lutte intergalactique entre deux maisons – les Atréides et les Harkonnen – pour l’exploitation de la planète où sommeille “l’Épice”. Une précieuse substance qui permet, notamment, de voyager dans l’espace. Carton en librairie, cette aventure nichée aux confins d’univers inconnus attise l’intérêt d’Hollywood.
C’est Arthur P. Jacobs, entre autre producteur de La Planète des Singes (1968), qui, en premier, tente de décrocher les droits d’adaptation, avant de décéder et laisser place à de nouvelles négociations qui aboutissent à la nomination d’Alejandro Jodorowsky, à la réalisation. L’esprit très, très, fantasque qui avait déjà fait des étincelles avec le délirant El Topo assemble fissa une dream team. Dan O’Bannon (futur scénariste d’Alien) et Hans Ruedi Giger (créateur du même Alien) à la conception. Puis Mick Jagger, Orson Welles et Salvador Dalí côté acting. Sans oublier Pink Floyd à la musique. Du très, très lourd. Mais, effrayé par l’ambition pharaonique du projet, les studios américains se défilent. Il n’y a plus personne pour assurer le financement.
Tournage “cauchemardesque”, final cut tronqué…
Avorté, ce projet échoue à peine un an plus tard entre les mains du producteur italien Dino de Laurentiis. Celui-ci a la riche idée de confier le bébé à un certain… Ridley Scott, alors auréolé du succès d’Alien (1979). Lequel quitte finalement le navire pour tourner Blade Runner (1982), une autre adaptation d’un classique SF. Ça commence à faire beaucoup. Dans les soirées du bel Hollywood, il commence à se murmurer que Dune est maudit. Une sorte “d’inadaptable”. Bon.
En 1981, alors que les droits d’exploitations sont sur le point d’expirer c’est David Lynch, propulsé sur le devant de la scène grâce à Elephant Man (1980), qui récupère le projet. Un choix un peu déroutant. Le réalisateur est connu (reconnu, même) pour son esthétique onirique, ses mises en scène du difforme. Du repoussant, de l’obscène. Mais le désintérêt pour la SF de celui qui n’était pas encore l’auteur vénéré du cultissime Blue Velvet (1986) est notoire. La preuve : Lynch vient de refuser l’offre de George Lucas pour tourner Le Retour du Jedi (1983) tellement les histoires de vaisseaux spatiaux et compagnie, ça le barbe. C’est dire.
Lynch se lance néanmoins dans le projet, sans doute intrigué par la profondeur poétique du texte d’Herbert. Il a 45 millions de dollars en poche, et huit plateaux réquisitionnés dans les studios mythiques de Churubusco Azteca, au sud de Mexico. Les équipes déplient bagage. “Silence, moteur, ça tourne”… Et les pépins commencent.
Le tournage se déroule en même qu’une autre grosse production (Conan le Destructeur), de sorte que le partage du matériel tourne vite au casse-tête. Les pannes d’électricités s’accumulent et lorsque les techniciens ne sont pas cloués au lit à cause de la bouffe, d’autres sont dépassés par un projet à l’envergure inédite. Lynch vit un “cauchemar”. Une sorte de mauvais rêve, tissée d’aléas capricieux et de responsabilités écrasantes, dont il voit tout de même le bout en 1984.
Après des mois de calvaire, Lynch tient enfin son montage. Problème : il avoisine les 3h30 et les studios exigent une durée plus… “Aux normes”. Après tout, il s’agit avant tout de séduire le public – jusqu’à surpasser si, possible, le triomphe retentissant des premiers épisodes de Star Wars, fraîchement débarqué en salles. Alors la direction arrache à Lynch son final cut pour réduire la durée de Dune. À la serpe.
Une œuvre “laide”, “confuse” et “abracadabrante au-delà du raisonnable”
Émotion prédominante du public face au film : l’incompréhension. La version distribuée en salles est amputée de scène qui offraient des clés de lecture nécessaire pour se repérer dans l’univers dense, touffu, d’Herbert. On saisit tout juste l’essentiel : l’héritier de la maison Atréides, Paul (Kyle MacLachlan, jusque-là inconnu des radars), part en croisade aux côtés du peuple Fremen, natifs d’Arrakis, contre les vils Harkonnen. Voilà pour le nœud de l’intrigue. En ce qui concerne le reste… Que ce soit la toile de fond, l’enjeu du conflit ou le rôle des personnages secondaires, personne ne pige grand-chose.
Mais si ce n’était que ça. L’enchaînement des plans donne l’impression d’une œuvre tiraillée (écartelée ?) entre un cinéma d’auteur confidentiel à la patte arty, et une approche space opera tournée vers le grand public. Les amateurs d’action qui espéraient un spectacle du calibre de celui offert par La Guerre des Étoiles restent sur leur faim. Quelques combats aux chorégraphies balourdes, des effets spéciaux à brûler les rétines… Rien à se mettre sous la dent. Quant aux fans de Lynch, ils enragent de ne pas retrouver la griffe du maître.
Dune ne trouve guère plus d’adhérents dans les salles de rédac’. Le Chicago Times fustige “un navrant bordel dont le manque de structure et les excursions inutiles font de lui l’un des films les plus confus de tous les temps”. L’émission At the Movies dézingue quant à elle une œuvre “physiquement laide” à l’intrigue “abracadabrante au-delà du raisonnable”. Outch.
Écœuré par le triste sort de ce qui devait être sa célébration magistrale du génie de Hebert, Lynch refuse carrément que son nom apparaisse au générique des versions télévisuelles. Au lieu de son patronyme, on découvre le nom évocateur de “Judas Booth”, ou encore “Alain Smithee”. Soit le pseudo communément emprunté par les réalisateurs pour signifier qu’ils n’ont pas eu la main sur la direction artistique de leur œuvre.
Lynch VS Villeneuve : l’heure de la revanche ?
Pour Lynch, c’est un coup dur. Et n’allez pas croire que, même des décennies plus tard, la pilule soit passée. Près de 37 ans après la sortie catastrophe de Dune, Lynch était interrogé par The Hollywood Reporter sur la version de Denis Villeneuve sortie 2021. Voilà ce qu’il a répondu :
“Je n’ai aucun intérêt pour Dune (…) “C’était un chagrin d’amour. C’était un échec, et je n’ai pas eu de montage final. J’ai raconté cette histoire un milliard de fois. Ce n’est pas le film que je voulais faire. Il y a des parties que j’aime beaucoup, mais c’était un échec total pour moi.”
Un cri du cœur qui en dit long sur l’amertume du réalisateur vis-à-vis d’une œuvre qui, d’abord détestée, a néanmoins acquis au fil des ans le statut de… Film culte. Un revirement d’appréciation à 160° comme seul Hollywood en connait, et dont le Showgirls de Paul Verhoeven avait déjà fourni un exemple, pour ne citer que lui. Comme souvent dans ce cas de figure, les défauts de premières heures sont finalement perçus comme des qualités. Ce en vertu de la logique du “nanar” selon laquelle “c’est tellement mauvais que ça en devient bon”.
Les effets spéciaux qui filent des maux de tête, le jeu d’acteur affreusement raide, l’esthétique ésotérique… Autant de “bémols” qui offrent à Dune une patine kitsch unique. Surtout comparé à l’approche plus “design”, plus lisse peut-être, de Villeneuve. À l’occasion de l’arrivée en salle de cette seconde mouture hollywoodienne, de nombreux cinéphiles ont redécouvert avec délice l’œuvre de Lynch. Un trésor d’étrangeté où d’aucun affirment déceler ce petit “supplément d’âme” qui manquerait cruellement au film porté par Chalamet. Sur Twitter, Kyle MacLachlan himself s’est amusé de comparatifs qui donnaient – à sa surprise, sans doute – l’avantage au film de 1984. Comme un parfum de revanche. Pas vrai, Lynch ?
Chargement du twitt...