Il est la majesté de la paresse. L’empereur du flegme. Le Jean-Claude Van Damme des fainéantises. Personnage cultissime de la culture pop, Jeffrey Lebowski irradie de sa flemme princière The Big Lebowski. Jusqu’à susciter le débat. Au fond, ce rigolo en pyjama ne serait-il pas l’emblème même du looser ? Les plus métro-boulot-euros d’entre nous auront tôt fait de s’en convaincre. Mais aux yeux des autres…
Oui, aux yeux des autres, le “Dude” pourrait bien porter sur ses nonchalantes épaules l’emblème d’un irrésistible way of life. À notre ère d’ultra-connexion, d’ultra-sollicitation et d’ultra-anxiété, la cool attitude à toute épreuve de M. Lebowski brille d’un éclat capiteux. Comme s’il s’agissait d’un contre-modèle subversif à une société obsédée par la performance vers lequel nous serions, tous, bien avisés de nous inspirer. Histoire que le quotidien soit plus doux, plus relax. Plus Dude quoi.
Focus sur la vision du monde de ce personnage atypique érigée en philosophie de vie, et même religion, par les adeptes du “dudéisme”. Un culte d’esprit libertaire et antimatérialiste prônant – logiquement – de prendre les choses “à la légère”. Et qui revendique plusieurs centaines de milliers d’adhérents, tout de même.
Qui a osé déranger le Dude ? Well…
Début du film. Un quadra fait la plus molle des irruptions possibles dans une allée de supermarché. Il a la démarche traînante, l’épaule décontractée, les cheveux à la dérive. En guise de “tenue”, l’hirsute arbore avec une négligence outrancière ses lunettes de soleil, ainsi qu’un audacieux ensemble T-shirt froissé, bas de pyjama et peignoir.
La dégaine a de quoi surprendre. Et témoigne avec éloquence d’un état d’esprit qu’on pourrait sobrement résumer par : “rien à foutre”. Dans une grande surface, symbole s’il en est de la frénésie consumériste moderne, notre antihéros flâne. Pas de hâte, encore moins de pression. Non merci. Tout ça, il le laisse aux autres. En toutes circonstances ? Étudions la question.
Pour la faire simple, le Dude squatte des apparts sans payer de loyer, ne bosse pas et occupe son temps libre entre fumette, beuverie et bowling. Ce quotidien de farniente est dérangé par l’intrusion de deux malfrats qui débarquent chez Lebowski pour lui réclamer de l’argent, avant de le brutaliser et souiller son tapis. Face à l’agression, le Dude ne panique pas, ne crie pas, ne se met pas en colère.
Tout au plus est-il agacé par cette histoire de tapis qui, selon ses termes “harmonisait vraiment la pièce…”. Bon. Pas complètement à l’ouest, le Dude comprend vite que ses agresseurs l’ont confondu avec un homonyme, supposément millionnaire. Alors Lebowski (pauvre) paye une visite à Lebowski (thuné). Histoire d’être dédommagé pour les dégâts.
Galères en cascade, mais aucun stress à l’horizon
Par une succession d’événements plus absurdes les uns que les autres, le Dude se retrouve empêtré dans une affaire de kidnapping tentaculaire. La fille de Lebowski (thuné) a été enlevée. On somme le Dude de livrer une rançon, mais il “égare” la somme en route. De toutes parts, des protagonistes menacent de le tabasser, le tuer, l’émasculer. Et pour ne pas rajouter de drame au drame, on lui rappelle que la vie de la disparue est “entre ses mains”.
De quoi partir en craquage total. Enfin, pour le commun des mortels. Car si le Dude hausse bien une fois ou deux le ton, il conserve, globalement, un sang-froid imperturbable. Pas question de rater le moindre entraînement au bowling, par exemple. Après tout, une compétition est en jeu. C’est donc entre deux lancés que le Dude explique expéditivement à ses potes que, quand même, la situation est bien complexe.
Mais lui la gère d’une manière bien spécifique. L’hurluberlu au “take it easy” si caractéristique ne s’inquiète de rien – ou si peu. En plein chassé-croisé entre kidnappeurs, agresseurs, policiers, Môssieur empile les white russian comme d’autres s’envoient des bonbecs, puis s’endort du sommeil du juste sur son tapis (pas celui qui avait été souillé, notons) en écoutant le fracas des boules de bowling contre les quilles. Dolce vita, quoi.
Dudéisme : la vérité (enfin) révélée ?
Le film se clôt en suggérant que le Dude aura une progéniture. Et, de fait, il en a eu une. Mais pas du côté où on l’attendait. Sorti en 1998, The Big Lebowski connaît un succès tiède au box-office, malgré des critiques plutôt positives. Ce n’est qu’au fil des ans, et grâce à une excellente performance en location DVD, qu’il acquiert son statut de film culte. Dans le même mouvement, son protagoniste phare fait des émules. Jusqu’à un point que personne n’aurait soupçonné.
À droite, à gauche, certains se réunissent en hommage pour boire sa boisson favorite en jouant au bowling. En 2002 se tient à Louisville le premier festival de ciné Lebowski Fest, qui sera ensuite décliné du côté de Chicago, New York, Los Angeles. On y participe à des concours de déguisement, on y mate en boucle le film. Et on vous le donne en mille : tout le monde y joue au bowling.
Le mouvement prend son essor. Et atteint un nouveau stade lorsqu’en 2005 le journaliste Oliver Benjamin fonde The Church of the Latter-Day Dude, traduisible en français par quelque chose du genre : “l’Église moderne mon pote”. Ce culte d’un genre nouveau, directement inspiré des frasques du Dude, se présente sur son site dédié comme le descendant d’un taoïsme articulé autour du “Non-Agir”, qui consiste à… se laisser porter par le flot des événements.
Un principe présent, aussi, dans le stoïcisme ou le bouddhisme. Grosso modo, le dudéisme se résume par : “La vie est courte et complexe, et personne ne sait comment ça marche. Alors ne lutte pas. Prends les choses telles qu’elles viennent, mec.” Voilà. On pourrait croire qu’il s’agit d’une blague – sauf que non.
Le grand prophète du dudéisme délivre les saints messages de paresse à ses ouailles par simples mails (on va quand même pas se bouger du canap’…), et revendique 600 000 adeptes à travers le monde. Un chiffre qui ne dit pas grand-chose de l’investissement des fidèles en faveur de l’Église, lorsqu’on sait qu’y adhérer se fait par simple formulaire online. Mais la preuve, quand même, que l’oisiveté made in Lebowski séduit. Morale de l’histoire ? Pour citer l’une des dernières phrases du film : “Le Dude demeure”. Et on a sans doute tous quelque chose à apprendre de lui.
À méditer.