Jouons cartes sur table. Qui ne s’est jamais perdu, avec un plaisir plus ou moins coupable, dans les méandres de dossiers criminels sordides ? Pas grand monde, hein. Sans grande surprise, cet attrait quasi magnétique pour des parcours sanglants dont le commun ne s’explique parfois ni la violence, ni le motif, a offert un terreau fertile à des productions audio-visuelles de tout bord. Cold case, Crimes du siècle et autres séries à succès dédiées aux “affaires” ayant défrayé la chronique. Puis tenu en haleine les foules durant des semaines, des mois – des années, parfois.
Mais comment expliquer l’attraction exercée par des faits divers qui, pourtant, nous rebutent – voire nous horrifient ? C’est que, justement, il ne s’agit pas de simples “faits divers”. Peut-être faut-il plutôt y voir une intrusion de l’extraordinaire dans nos routines, qui interroge avec urgence tout à la fois les mécanismes de notre société, et le propre de l’humanité. Voilà du moins la thèse défendue par Emmanuel et Mathias Roux, respectivement haut fonctionnaire et professeur de philosophie à l’université de Bordeaux, dans Le goût du crime, Enquête sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles (éditions Acte Sud). Une investigation à la croisée des disciplines (anthropologie, histoire, psychanalyse…) qui relève le challenge : expliquer pourquoi nous plongeons avec tant d’ardeurs notre regard dans l’horreur.
Ôtez-nous d’un doute. Être fasciné par les monstres, cela fait-il de nous des monstres ?
Mathias : Non, et heureusement ! Car fascination n’équivaut pas à admiration. On peut être fasciné par quelqu’un sans avoir nulle envie de l’imiter. Dans ce cas de figure, ce qui nous attire, c’est avant tout ce qui est caché, ce qu’on ne peut découvrir. Par ailleurs, la découverte médiatisée du fait divers implique une mise à distance de son objet – le criminel, en l’occurrence – qui fait basculer celui qui s’y intéresse dans le domaine de la catharsis. L’idée aristotélicienne selon laquelle un spectacle violent nous permet de vivres des émotions brutales, et de s’en délivrer. Rien à voir avec une pulsion mimétique, donc.
Emmanuel : Par ailleurs, on est assez circonspect autour de la notion de monstre. Disons que notre fascination se nourrit, aussi, du fait que, précisément, le criminel n’est jamais tout à fait “monstre”, c’est-à-dire “en dehors” de l’humanité. Il y a du commun entre ces criminels, aussi brutaux soient-ils, et le tout-venant. Cette tension entre proximité et distance, similitude et différence, est l’un des ressorts du magnétisme qu’exercent les criminels.
Par-delà l’aura de ces figures, qu’est-ce-qui, dans l’affaire criminelle même, nous happe tant ?
Mathias : Tout d’abord, l’affaire a un effet disruptif. Comme si intervenait, soudain, une rupture dans le cours normal de l’existence. Et ce basculement provoque une injonction à comprendre à laquelle on ne peut pas rester indifférent. Il s’agit alors d’expliquer, dénouer, reconstituer. Cette curiosité est exacerbée dès lors que le crime prend la tournure d’une énigme, comme dans le cas de Xavier Dupont de Ligonnès, par exemple, dont on ne sait toujours pas si il est en vie. Ni pourquoi il a, un jour, assassiné à la carabine sa femme et ses quatre enfants. Comment expliquer la violence, la radicalité de ce geste ? Pour trouver du sens, on tourne en rond. On creuse, on bute. Et cette mobilisation de nos capacités logiques n’a rien de trivial – ni même de désintéressé, comme dans “l’enquête” scientifique. Elle engage un désir de réparation. Car comprendre les rouages du méfait, c’est vouloir rendre justice.
Le rapport que nous entretenons à l’affaire criminelle a-t-il été influencé par la prolifération des canaux qui diffusent leurs récits ? Podcasts, émissions TV…
Emmanuel : Disons qu’il existe désormais un foisonnement d’approches s’éloignant des modes de narrations “traditionnels” un peu bas de gamme, passant à côté de la complexité de l’enjeu pour s’axer autour du sensationnel, du voyeurisme. Aujourd’hui, certains documentaires plongent au cœur de la psyché du criminel. D’autres privilégient l’approche morale, ou se penchent sur des rouages juridiques… Ce qui nous conduit à prendre collectivement conscience de la puissance évocatoire de l’affaire criminelle.
Mathias : C’est une tendance dont nous sommes aux prémices, et qui s’articule avec l’évolution de “l’accès” au suivi des affaires criminelles. De fait, lorsque le sujet était abordé dans un média tel que le Petit Journal, à la fin du XIXe, il était circonscrit à une rubrique ténue – celle du “fait divers”, donc. L’extension de la technologie et des médias de l’information ont ouvert l’espace de nouveaux champs d’investigation. Et c’est cette richesse – nouvelle – du traitement de l’affaire criminelle qui explique, aussi, sa force d’attraction.
Le sujet cartonne dans les médias, mais aussi du côté de la fiction, avec une foule de biopics. Escobar, Capone, Mesrine… À cet égard, peut-on parler d’une “starification” du criminel ?
Emmanuel : Le phénomène n’a rien de neuf, puisque les figures du banditisme ont toujours fait l’objet d’un rapport ambigu, entre l’admiration et le rejet. C’est un fait psychologiquement avéré, motivé, notamment, par l’héroïsation de l’audace et de l’ingéniosité. Pensons au “gang des souris vertes” qui, entre 2001 et 2006, avait contourné le système des cartouches de sécurité censées imprégner les billets de banque qu’ils dérobaient, lors de leurs braquages de transport de fond. Dans ce cas de figure, il y a une sorte de “syndrome Robin des bois”. Les bandits s’attaquent à des banques, soit des institutions peu propices à susciter la pitié – lorsqu’elles ne sont pas méprisées, simplement. En bref, le méfait ne lèse personne. Et l’adhésion populaire est remportée par le symbole d’un “système déjoué”. Mais ce mécanisme ne fonctionnerait pas dans le cas de crimes de sang impliquant des innocents, par exemple.
Dans votre livre, vous comparez les affaires criminelles à des “mythes modernes”. Pourquoi ?
Mathias : Nous baignons dans une société laïcisée, dont les connaissances scientifiques permettent de se passer des récits d’antan aux fonctions “épistémiques”, c’est-à-dire expliquant des phénomènes naturels – le cycle des saisons, par exemple. En revanche, les fonctions du mythe liées aux enjeux existentiels restent d’actualité. C’est là que l’affaire criminelle intervient, pour “prendre le relai” des légendes d’autrefois. Par exemple l’abjection du parcours d’un tueur en série tel que Michel Fourniret interroge sur la condition humaine, sur le moment de bascule vers “l’inhumanité”. S’esquisse également, dans la trajectoire d’un criminel, l’idée de fatalité – fatum – chère aux tragédies antiques. De par une enfance traumatique, tel assassin était-il “destiné” à tuer un jour ? Le meurtrier doit-il être considéré comme pleinement “responsable” de ses actes ? Ou alors est-il guidé par une “main invisible” – un déterminisme sociologique, ou psychiatrique ? Voilà des interrogations qui travaillent l’humanité depuis la nuit des temps. Et qui sont réactualisées, à la funeste lumière des drames criminels.
En somme, ce qui différence “l’affaire” du fait divers, ce serait sa capacité à toucher à l’existentiel ?
Emmanuel : Ça, mais pas que. L’épaisseur du mystère est l’un des éléments clés. Entre le cas résolu d’un meurtre de gang, résultant d’un règlement de compte, et l’affaire du petit Grégory, il y a un fossé. Autre élément majeur pour qu’une affaire “fasse affaire” : son ancrage socio-politique. L’affaire Patrick Henry, impliquant le meurtre d’un enfant de 7 ans, avait donné lieu en 1977 à un procès qui, par extension, était devenu celui de la peine de mort. Une poignée de décennies plus tard le cas de Jacqueline Sauvage mettait sur le devant de la scène la question des violences conjugales. Et cristallisait l’enjeu des élans de résistances – acceptables, ou non – contre un patriarcat oppresseur.
L’affaire criminelle résonne toujours avec les questions qui travaillent, déjà, la société. Plus encore : elle les révèlent au grand jour. Et conduisent parfois à des tournants radicaux, comme ça été le cas avec le procès de Bobigny, où, en 1972, la défense par Gisèle Halimi d’une femme ayant avorté après un viol contribua largement à la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), instaurée 3 ans plus tard. Bref, il existe une différence de “nature” – et non de degré – entre le flux des dossiers vites résolus, qui témoignent de la triste banalité du mal, et “l’affaire”, dont les enjeux engagent des dimensions sociales, morales et anthropologiques majeures. C’est de cette richesse là, dont nous avons souhaité rendre compte dans notre ouvrage. Et dont nous parions qu’elle n’a pas encore révéler tout ses secrets.