Imaginez. Vous rentrez du boulot, peinard, quand – soudain ! – une forme ovoïdale zèbre le ciel d’une teinte iridescente. “Wow, wow, wow”. À première vue, impossible qu’il s’agisse d’un avion. Ni d’un effet d’optique, ou d’un caprice météo. L’itinéraire, la forme et la couleur du phénomène ne collent pas. Alors quoi ? À l’heure où le télescope James Webb déniche des exoplanètes comme d’autres s’enfilent des bonbons, une question immémoriale affleure, avec la force et l’urgence des cas de crise : “Sommes-nous seuls dans l’Univers ?”. Après tout, si d’autres planètes existent, peut-être sont-elles “habitables”. Et si elles sont “habitables”, alors une forme de vie alternative pourrait s’y développer jusqu’à des degrés d’évolution surpassant le nôtre, sapiens. Le cas échéant, ces étrangers du “troisième type” auraient tout le loisir de visiter notre mère Terre. Éventuellement.
De là à conclure que cette curieuse silhouette venue déchirer le tissu de votre routine qui, décidément, ne ressemble à rien de connu, soit un genre d’aéroplane venu en éclaireur depuis le “grand ailleurs” cosmique ? Minute, minute. Plutôt qu’inquiéter le voisinage en ébruitant cette hypothèse enfiévrée, un conseil : adressez-vous à des pros. Histoire de tirer la chose au clair avec rigueur, et méticulosité. Dans ce domaine, l’interlocuteur tout indiqué est le Groupe d’études et d’informations sur les phénomènes aérospatiaux non-identifiés (GEIPAN), rattaché au Centre national d’études spatiales (CNES). Sortes de Sherlock Holmes de la voûte céleste, les ingénieurs, astrophysiciens et météorologues, qui en sont membres composent depuis 1977 notre “bureau des OVNIS” national.
Une structure d’intérêt public dont Jacques Arnould, qui y officie comme membre du comité de pilotage tout en occupant le poste d’expert éthique au CNES, a accepté de nous dévoiler les coulisses. L’auteur de Des colonies dans l’espace. L’ultime utopie? (Odile Jacob, 2024) , qui fut formé comme ingénieur avant de décrocher un doctorat en théologie, puis en histoire des sciences, partage également son scepticisme à l’égard des discours alarmistes, qui laisseraient entendre que “l’Autre” nous a déjà rendu visite, et tranche la question : doit-on s’inquiéter des cas de PAN non élucidés, après investigation ? Rencontre.
Comment une structure publique telle que le GEIPAN a-t-elle pu voir le jour et perdurer, alors que l’idée d’enquêter sur les “OVNIS” sonne comme l’affaire d’hurluberlus, un peu trop biberonnés à la SF ?
En réalité, l’observation scientifique des phénomènes aérospatiaux d’origine inconnue trouve ses racines dans une curiosité philosophique on ne peut plus sérieuse. Pour rappel, si les questionnements autour d’une pluralité des mondes habités accompagnent l’humanité de longue date, depuis les débats des penseurs de l’Antiquité grecque jusqu’à la croyance des contemporains du XXe siècle qui étaient convaincu de l’existence d’une vie sur la Lune, en passant par les controverses du Moyen Âge autour de l’apparition de créatures divines et spirituelles ailleurs que sur Terre, le “phénomène OVNI”, lui, s’impose récemment. Son contexte d’émergence est celui de la guerre froide. Une période marquée par la course à la conquête spatiale, les bonds technologiques et, bien sûr, une forme de paranoïa, à l’égard de “l’ennemi”. Lorsque l’URSS envoie en 1957 Sputnik, le premier satellite placé en orbite terrestre, les États-Unis craignent que l’Union soviétique dispose d’un arsenal bien supérieur au leur. L’étude méthodique des anomalies aéronautiques est alors plus liée à la crainte de “super-engins” russes, qu’à celle d’un assaut extra-terrestre. Au même moment, côté population, on s’enthousiasme collectivement pour les premiers pas sur la Lune, et les médias américains font leurs manchettes autour des “révélations” autour de soucoupe volantes, dont le détail est largement relayé par le milieu ufologique.
En bref : le commun d’alors se passionne pour les OVNIS – et s’interroge en conséquence. En France, depuis les lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, nos compatriotes, dont quelques rares pilotes de l’armée, rapportent à la gendarmerie des observations qu’ils estiment inhabituelles – voire franchement alarmantes. C’est en réponse à ces signalements – qui trouvaient jusqu’alors peu d’oreilles attentives, et encore moins d’explications tangibles… – que le CNES a lancé en 1977 le GEPAN, soit le Groupe d’Etudes des Phénomènes Spatiaux Non identifiés. Avec un objectif simple : apporter des réponses scientifiques aux interrogations citoyennes. Devenu ensuite le SEPRA, cette structure a pris le nom de GEIPAN au début des années 2000, le I ajouté signifiant Information.
Soyons clairs. Si, demain, j’ai un coup de flippe en remarquant un halo lumineux qui se déplace dans le ciel manière très, très, incongrue, puis-je faire appel à vous ?
N’importe qui peut nous solliciter, du moment que l’observation concerne le territoire français. Concrètement : après avoir été témoin de ce qui est perçu comme un PAN, il suffit de renseigner plusieurs éléments au GEIPAN – la date et le lieu de l’observation, une description du phénomène …- pour que nos équipes amorcent leur enquête.
À la manière d’une unité policière ?
Il y a effectivement un côté investigation. Après avoir reçu un témoignage, mes collègues évaluent tout d’abord la “difficulté” du cas. Un rapide croisement d’informations permet fréquemment d’élucider l’origine des signalements. Mais si l’énigme persiste, on passe à l’étape supérieure en faisant appel à des organismes publics externes. Météorologie nationale, CNRS, police, armée de l’air et de l’espace, aviation civile… Ce sont des interlocuteurs réguliers, dont les éclairages ne permettent toutefois pas toujours de résoudre la requête soumise. En cas de difficultés, deux groupes interviennent “en renfort”. Un collège d’experts composés de sociologues, de data analyst ou encore de psychologues, et des spécialistes de l’enquête aux méthodes dignes du milieu policier. Ces Hercule Poirot d’un genre peu commun prennent contact avec le témoin, le rencontrent, visitent le lieu de l’observation, prennent des photos… Pour filer la métaphore, ces démarches visent à démasquer le “coupable” qui se cache derrière le PAN. Bien souvent, il s’agit de phénomènes météorologiques rares, de passages Starlinks de Space X, ou encore de confusions astronomiques – untel prend la Lune ou Mars pour un OVNI. Voilà pour l’écrasante majorité des témoignages qui nous sont soumis. Mais d’autres nous laissent le goût amer d’un crime irrésolu car, à ce jour, nous ne leur avons toujours pas trouvé d’explication scientifique. Mes collègues du GEIPAN parlent de “cas D”…
De combien de cas parle-t-on ?
Précisément 98, sur 3116 enquêtes menées depuis la création du GEIPAN, toutes accessibles sur le site de l’organisme. Ce qui représente une proportion totale de 3, 2 % “d’affaires” non élucidées.
Pas une montagne, mais pas tout à fait une goutte d’eau non plus…
Soulignons tout de même que ce chiffre est amené à évoluer, puisque nous “revisitons” les enquêtes menées, à mesure que nos moyens et nos connaissances scientifiques progressent. Je ne citerai qu’un exemple : au moment où le GEIPAN a été lancé, la foudre “en boule”, ou dite “globulaire”, avait le statut d’une légende. Quelque chose de fascinant, simplement destiné à l’exploitation fictionnelle, comme dans l’album d’Hergé Tintin, les sept boules de cristal. Mais le phénomène a, depuis, été avéré. La science a repoussé ses limites, ce qui nous a permis de résoudre “après-coup” un certain nombre de cas qui, jusque-là, nous résistaient.
De sorte que la persistance des “cas D” doit être interprétée comme une limite sur laquelle buttent nos avancées scientifiques, plutôt que comme la preuve d’une intervention extra-terrestre ?
Assurément, même si, par ailleurs, nous cherchons activement des traces de vie ailleurs que sur Terre ! Ainsi, en 2006, juste avant de mettre en ligne les archives du GEIPAN, le CNES a envoyé dans l’espace un télescope pour trouver des exoplanètes, et faire avancer la recherche de formes de vie extraterrestre. Preuve que nous prenons le sujet au sérieux. Simplement : au regard des données dont nous disposons, rien ne nous autorise à conclure, de près ou de loin, que des entités extra-terrestres seraient venues nous visiter.
Votre conclusion n’est pas consensuelle. Le documentaire OVNIS, une affaire d’État (disponible sur Prime Video) rapporte que plusieurs élites scientifiques et politiques affirment, quant à elles, que “l’étranger” est d’ores et déjà parmi nous. Paul Hellyer, l’ex ministre de la défense du Canada, soutient carrément que quatre espèces extra-terrestres ont été recensées, tandis que Edgar Mitchell, le 6e homme à avoir marché sur la Lune, affirmait en 2008 que la Terre a déjà été foulée par des entités aliens. Et puis il y a eu, en 2017, plusieurs révélations autour d’un programme d’étude clandestin mené par le Pentagone sur les OVNIS. Aussitôt, certains médias d’outre-Atlantique avaient soutenu que Washington détenait la preuve d’une forme de vie alternative… Mais qu’elle devait en priorité préparer les populations à l’idée, pour éviter un vent de panique. Alors qu’en penser : tout ça ne serait-il que du vent ? Ou alors peut-on raisonnablement supposer qu’en effet, certaines personnes disposent d’informations sur lesquelles le GEIPAN n’aurait pas la main?
Rappelons tout d’abord que notre structure n’a aucun équivalent dans le monde, et qu’elle se positionne à la pointe de la recherche en matière de PAN. Il paraîtrait donc a minima étonnant que nous soyons passé à côté de “l’évidence” d’une vie extra-terrestre. Seconde chose : nous avons entendu beaucoup de prises de paroles du calibre de celle que vous citez, sur le modèle “Je sais des choses, mais je ne peux pas vous les dire car il s’agit du secret défense et puis, au fond, vous auriez peur”. Ça ne tient pas la route. Ne nous laissons pas avoir : il s’agit d’un show. Aucun personnage digne de confiance n’adopterait une telle attitude. Ou bien l’on prend la parole pour étayer une information et agir en conséquence, ou bien l’on se tait. D’ailleurs, peut-être n’est-ce-pas un hasard si beaucoup de ces discours aux accents alarmistes affleurent aux États-Unis. Soit un pays connu pour ses effets d’annonce qui ne sont pas toujours scientifiquement fondés, et qui représente aussi le berceau des grands “mythes” ufologiques. La base 51, l’affaire de Roswell etc… N’oublions pas comment, en matière de ciel et de cosmos, nous sommes prêts à croire bien des choses.
Peut-être parce que le cosmos représente, aux yeux du collectif, le dernier “bastion” de l’énigme ? Là où la rationalité scientifique est parvenue à dissiper les mystères naturels d’antan, l’immensité de l’univers demeure drapée de mystères…
Indéniablement. Le cosmos nous reste en grande partie invisible ; il se dresse à la manière d’un horizon irrésistible, un “Nouveau Monde” à explorer qui prend toutes les allures du sublime. Parce qu’elle s’étend par-delà les limites du connu, cette immensité nourrit notre imaginaire – et attise les fantasmes. Plus personne n’oserait supposer que la foudre soit engendrée par le geste courroucé d’un Zeus juché sur l’Olympe, tout simplement parce que des siècles de recherches météorologiques ont liquidé l’hypothèse. Par contre nous ne savons pas, par définition, ce qui se cache derrière le casse-tête des “cas D”… On pourrait être tenté d’y voir une fenêtre entreouverte, par laquelle se glisserait la possibilité d’une manifestation extra-terrestre.
Étant donné l’immensité du cosmos, le plus probable est que cet “étranger” existe, ou bien que nous soyons seuls dans l’Univers ?
Je vais vous décevoir : je n’en sais rien. Il n’existe aucun consensus scientifique à ce sujet. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est que nous aurons peut-être un jour la preuve scientifique qu’une vie extra terrestre existe. En revanche, l’humanité ne pourra jamais être tout à fait certaine qu’il n’existe aucune autre forme d’intelligence que la sienne ailleurs, vers les étoiles. Il faut se préparer à cette éventualité ; l’espèce humaine pourrait bien s’éteindre sans avoir de réponses tangibles à ces questionnements.
Risquons un pied dans la SF. De la même manière que nous sommes capables de détecter des implosions “supernovas” à des dizaines de millions d’années lumière à l’aide de nos télescopes, d’autres civilisations pourraient bien repérer des détonations nucléaires sur Terre, lors de nos essais militaires. Admettons que, suite à cette identification, des extra-terrestres viennent nous visiter – par curiosité, ou inquiétude -, quelle attitude devrions-nous adopter à leur égard ?
Votre scénario suppose donc que ces “étrangers” disposent d’une technologie au moins égale à la notre. Je préconiserai alors d’entrer spontanément en contact avec eux. D’abord parce que, dans la mesure où ils seraient avisés de notre existence, se cacher n’aurait aucun intérêt. Mais aussi en vertu de l’hypothèse selon laquelle le franchissement de certains seuils technologiques s’accompagneraient d’une sagesse civilisationnelle – c’est d’ailleurs un ressort scénaristique que l’on retrouve fréquemment dans la science-fiction. Grosso modo, ces entités venues d’ailleurs et “sur-évoluées” feraient figure de “figures salvatrices”, dans la mesure où elles disposeraient d’une maturité dont l’humanité pourrait tirer profit. Sur le plan de l’exploitation énergétique, du vivre-ensemble pacifié, d’orientations philosophiques collectives… Au fond, nous interroger sur les modalités d’une prise de contact avec une intelligence étrangère, c’est peut-être avant tout plonger un regard au-dedans de nous-mêmes, en tant que société. Si nous avons besoin d’un secours extérieur, cela signifie-t-il que l’humanité court à sa perte ? Ces entités nous percevraient-elles comme une espèce violente, auto-destructrice, intolérante ? Voilà le type d’introspections “en miroir” qui, aussi hypothétiques soient-elles, apportent un précieux point de vue critique sur des modèles de société qu’il y a peut-être urgence à questionner.