Gags surjoués, romantisme bleu, vannes acidulées… La comédie musicale Mamma Mia est-elle l’emblème de l’esthétique “camp” ?

SLAY

Gags surjoués, romantisme bleu, vannes acidulées… La comédie musicale Mamma Mia est-elle l’emblème de l’esthétique “camp” ?

Un style exubérant lié à la communauté queer, et qui dit "NON" aux morosités chagrines.

Par une belle nuit d’été, une jeune femme confie ses rêves à… la Lune. Sur fond de panorama idyllique, la voilà, hyper inspirée, qui parle de “contes de fées”, de “merveilles” et “d’affronter l’avenir”. Le tout en chanson. Too much, vous avez dit ? Soit précisément la signature de Mamma Mia !. Eh oui. Cette comédie musicale, qui compte parmi les plus représentées au monde, est autant célébrée pour ses reprises explosives d’ABBA que pour son exubérance débridée. Une dimension parfaitement maîtrisé du on-en-fait-trois-tonnes qui doit beaucoup, beaucoup, à l’esthétique dite “camp”. Soit un mode d’expression artistique popularisée dans les années 60, et qui irrigue désormais un large pan de la pop culture par son flamboyant – et son audace. Focus.

“Une femme qui se promène dans une robe de trois millions de plumes est camp”

Remontons la bobine, bien avant  Mamma Mia !. Selon Andrew Bolton, le conservateur en chef du Costume Institute du Metropolitain Museum of Art (MET) en charge d’une expo sur l’esthétique “camp”, le terme serait apparu pour la première fois durant un  curieux échange épistolaire de 1869. Un certain Lord Arthur Clinton y confie à son amant Frederick William Park, réputé pour ses performances de travestissement lors de représentations théâtrales : My campish undertakings are not at present meeting with the success they deserve”. C’est plutôt technique à traduire. Mais disons que ça a le mérite d’ancrer le “camp” dans l’univers culturel homo, d’emblée.

Jusque-là plutôt confidentiel, l’expression “camp” se démocratise – et obtient une définition claire – avec la parution de Le Style Camp en 1964. Susan Sontag, l’autrice, y décrit une “sensibilité” en plein boom. Celle du “dandysme à l’âge de la culture de masse”, qui mêle avec une gourmandise de gosse le glam’, l’humour et le kitsch – outrancier, si possible. D’un mot : ” la marque de fabrique du camp est l’esprit d’extra­va­gance. Une femme qui se promène dans une robe faite de trois millions de plumes est camp”

Selon l’historien gay du cinéma Richard Dyer, sur un plan psycho-sociologique, la mise en scène camp doit aussi être comprise comme un moyen d’exister, pour une communauté opprimée, dans un espace (sur)dominé par l’hégémonie hétéro. Bref, to camp, ce serait s’affirmer en s’inscrivant dans les codes partagés d’une population minoritaire. Quitte à prendre la parole, à lever les tabous autour de l’homosexualité et à braver le risque des violences lgbt-phobes, autant le faire avec exubérance, non ?

Un mariage vraiment pas comme les autres

De cette sous-culture gay (ou plutôt queer, selon nos termes contemporains), Mamma Mia reprend avec allégresse les lignes les plus saillantes. Ce, à l’initiative de Phyllida Lloyd, à la fois metteuse en scène de la comédie musicale lancée en 1999 et réal’ du film de 2008. Épaulée par plusieurs membres du groupe ABBA (adulé par la commu LGBT+, comme par hasard…), cette prodige, notoirement lesbienne, concocte un véritable manifeste de l’esthétique camp. 

L’intrigue ? Une fille née sur une île grecque aux allures de carte postale décide, à l’approche de son mariage, de découvrir qui est son “vrai” père. Après avoir consulté le vieux journal intime de sa môman (Meryl Streep, dans le film), cette investigatrice en herbe réduit les possibilités de filiation à trois hommes dont elle ne connaît que le nom : Sam (Pierre Brosnan), Harry (Colin Firth) et Bill (Stellan Skarsgård). Pour lever le mystère, notre endiablée – c’est elle qui parle à la Lune, oui… – a l’idée, pour le moins détonnante, de tous les inviter à sa cérémonie de mariage. Sans prévenir qui que ce soit des motifs de la manœuvre.

À partir de cette trame rocambolesque, Phyllida Lloyd brosse un tableau peuplé de personnages truculents qui crient à tuent tête, enchaînent des gags quasi cartoonesques, enfilent des costumes fantasques. L’ambiance est clairement au lâcher prise total. Avec une grande liberté de ton (la crudité amusée, lors des dialogues qui évoquent la sexualité) et de mise en scène (pas question de reculer devant le kitsch d’une séquence de déclarations grandiloquentes, avec un coucher de soleil en toile de fond). En bref : dans le film et son préquelle Mamma Mia : c’est reparti, tout y est. Même une culture de la vanne qu’on retrouvera, poussée à son paroxysme, dans “le” nouveau show canonique de la commu queer aka… Drag Race. Coïncidence ? 

La subversion, en héritage

C’est peu dire que l’esthétique camp innerve désormais un (très) large pan de la culture contemporaine. Que ce soit du côté des griffes de luxe, avec un Pierpaolo Piccioli, ex-directeur de la maison Valentino, qui avait fait défiler Kaia Gerber en robe de plumes d’autruche, ou… en version légèrement gothique, avec les aventures de La Famille Addams. Un peu partout, le camp inspire – et s’exprime toujours plus fort, toujours plus flamboyant. Dont acte le succès international de Drag Race.

Pensée comme une téléréalité de compétition entre drags, l’émission s’inscrit dans le sillon de cette sous-culture en mettant l’accent sur l’excès, les punchlines qui fusent, le toujours-plus. Un cri du cœur chatoyant, contre une forme de morosité et de pessimisme ambiant, en même temps qu’un hymne en faveur de l’inclusivité. To camp : savoir se faire une place que d’autres nous refusent. À grand renfort de cris suraiguës, s’il le faut.