Forrest Gump, témoin et pivot (malgré lui) de l’histoire américaine

Forrest Gump, témoin et pivot (malgré lui) de l’histoire américaine

De la guerre du Vietnam au Watergate, en passant par la "diplomatie du ping-pong".

Drôle de vie. À l’image de la plume ballottée par les vents en ouverture et clôture de Forrest Gump, le plus attachant des grands benêts du cinéma avance dans l’existence au gré des hasards. Et quels hasards ! Toujours au mauvais endroit au mauvais moment (ou l’inverse ?), ce “simple d’esprit” participe à une série d’événements qui façonnent l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle. Sans jamais rien y comprendre (ou si peu), il en est même parfois l’élément déclencheur.

Feel good movie d’anthologie, Forrest Gump est autant le récit musical de la contre-culture made in US qu’une fresque des jalons historiques de l’Amérique moderne, illustrée à travers les péripéties d’un “simple d’esprit”. Conflit international, mouvements sociaux, scandale d’État… Passage en revue des petites et grandes implications de Mr. Gump dans l’Histoire avec un grand “H” de son pays.

Qui a dit qu’un “idiot” n’arriverait à rien ?

Alabama, 24 avril 1946. Au lendemain la Seconde Guerre mondiale, une mère soucieuse de faire perdurer la mémoire des travers de l’Amérique baptise son nouveau-né Forrest, d’après le fondateur du Ku Klux Klan, Nathan Bedford Forrest. L’enfant souffre d’un handicap moteur, et dispose d’un QI légèrement inférieur à la moyenne. Ses camarades de classe le harcèlent, son proviseur veut le faire intégrer une “école spéciale”. S’en sortira-t-il dans la vie ? Peu mettraient un billet dessus. Et pourtant.

Incapable de se servir à son gré de ses jambes (ce qui lui permettra d’inspirer au “King” l’un de ses plus célèbres dance moves…), le jeune Forrest, encouragé par sa camarade Jenny, recouvre un jour l’usage de ses membres. Il s’élance, court et court encore. L’adolescent excelle à tel point au running qu’il intègre l’université d’Alabama en rejoignant son équipe de football. Là-bas, il se retrouve (involontairement) aux premières loges d’un événement marquant de 1963 : la farouche opposition du gouverneur de l’État, George Wallace, à l’admission dans l’établissement de deux étudiants noirs. Au nom de la défense de la ségrégation raciale, qui sera abolie de jure dans les années 1960.

À gauche le gouverneur Wallace et au centre, avec sa mine intriguée, notre cher Gump.

Un militaire pas comme les autres

Diplômé grâce à sa performance au sein de l’équipe (“qu’il est bête mais qu’il court bien”, plaisante son entraîneur), Forrest s’engage dans l’armée et s’envole vers le Vietnam en 1967. Rentré (décoré) de ce conflit majeur, notre jobard au cœur d’ange s’offre une excursion touristique en costume militaire à Washington D.C. où – facétieux destin, toujours – une activiste le prend pour un membre de l’organisation Vietnam Veterans Against the War, puis l’entraîne dans les rangs de la célèbre marche vers le Pentagone de 1967.

Au terme de la manifestatation, il assiste au discours de l’anarchiste Abbie Hoffman – quoiqu’il ne soit pas nommé dans le film. C’est la première rencontre de Forrest avec le mouvement pacifiste des hippies dont Jenny fait partie. Elle lui fera ensuite découvrir une autre source d’effervescence sociale majeure de l’époque, celle menée par le Black Panther Party. Un mouvement de libération afro-américaine luttant pour l’égalité des droits civiques, et avec qui Forrest aura un échange… Fécond.

Forrest – qui n’en demandait pas tant – se fait alpaguer par l’un des Black Panther.

Ambassadeur de la réconciliation mondiale, initiateur d’un scandale d’État

A-t-on oublié de le préciser ? Pendant la période de convalescence qui suit une blessure reçue au Vietnam, Forrest s’est transformé en virtuose du tennis de table. Si bien qu’il fait partie de la national team envoyée pour disputer des matchs en Chine. Nous sommes en 1971, en pleine période de dégel de la guerre froide. Historiquement, ce voyage est le rouage maître de la “diplomatie du ping-pong”. Une stratégie soft destinée à raviver par le biais du sport des relations sino-américaines détériorées, et qui pavera la voie à une visite du président Richard Nixon l’année suivante.

Ce même Richard Nixon qui, dans Forrest Gump, accueille l’équipe nationale à la Maison-Blanche et promet à Forrest Gump de lui réserver une chambre dans un hôtel nommé… Watergate. Sur place, notre nigaud préféré appelle le service de l’hôtel pour se plaindre de lampes torches allumées dans l’immeuble. Y en a marre, ça l’empêche de dormir. Une équipe de sécurité est mobilisée, et le scandale du Watergate découvert – ces lumières étant celles du commando chargé de mettre sur écoute des appareils téléphoniques du parti démocrate (alors rival de Nixon). En 1974, l’affaire se conclut par la démission du Président. Merci Gump.

Incapable de fermer l’œil à cause de la luminosité, Gump révèle involontairement le Watergate.

Forrest Gump, un portrait pas si enjolivé de l’Amérique

Le film nous entraîne ensuite aux côtés d’un protagoniste devenu millionnaire grâce au business de la pêche aux crevettes, après que son bateau de misère trempant dans les eaux du Bayou a été le seul à ne pas être détruit par l’ouragan Carmen. Mais encore ? Eh bien Forrest Gump, c’est aussi un recordman de course à pied. Et l’un des premiers investisseurs d’Apple. Oui, rien que ça.

Passé à toute berzingue à travers trois décennies charnières pour les États-Unis, Forrest nous donne à voir les évolutions décisives de son pays. Que ce soit à travers ses propres actions (parfois illustrées grâce à des effets spéciaux permettant d’incruster sa figure ahurie sur des documents d’archives), ou sa propre découverte de l’actualité (assassinat de Kennedy, premier pas d’Armstrong sur la Lune, etc., surtout mis en scène via des annonces télévisées).

Présenté comme un “imbécile heureux”, Forrest est un bastion de bienveillance dans un monde franchement dégénéré. Car, si le protagoniste est trop candide pour être frontalement critique, le film, lui, verse dans le commentaire social. La méthode ? Faire de son (anti ?) héros celui qui ose s’adresser aux étudiants noirs que le gouverneur Wallace voulait refouler (“tu as fait tomber ton cahier”), le speaker d’une manifestation antimilitariste, le témoin de l’horreur du Vietnam.

Victime d’une embuscade au Vietnam, Bubba meurt dans les bras de son meilleur ami, Forrest.

D’autre part, dans une histoire parallèle, le parcours de Jenny brosse un portrait beaucoup plus sombre des États-Unis que celui perçu à travers les yeux innocents de Forrest. Enfant abusée par son père, elle est le martyr d’une société à la masculinité criminelle (l’un de ses compagnons la bat), en proie au raz-de-marée de l’arrivée des drogues de synthèse sur le marché (elle devient junkie) et meurt d’une “mystérieuse maladie”. Il fait peu de doute qu’il s’agisse du VIH, dont l’épidémie débute dans les années 1980 et qui était à l’époque encore mal diagnostiqué.

Tandis qu’il se recueille sur la tombe de celle qui devint la mère de son fils et restera l’amour de sa vie, Forrest s’interroge : “Je ne sais pas si on a chacun un destin, ou si on se laisse porter par le hasard comme sur une brise”. Dans un cas comme dans l’autre, le chemin qu’il parcourut (en courant beaucoup, beaucoup) aura laissé son empreinte sur les États-Unis. Et offert à plusieurs générations de spectateurs la vision tantôt édulcorée, tantôt corrosive de la construction de l’Amérique moderne.