Coups de martinet, entraves à la corde, fessées… Les “jeux” de Christian et Anastasia seraient-ils en toc ? Phénomène mondial, la saga érotico-romantico-sadomachiste Cinquante Nuances de Grey a captivé les foules en plaçant au centre de son intrigue les rivages méconnus – et souvent stéréotypés – du BDSM (bondage, discipline, domination, soumission). Ce qui permit, notamment, de mettre en lumière auprès du grand public un ensemble de pratiques jusque-là confidentielles. Une découverte qui a carrément poussé certains à bouleverser les codes de leurs parties de jambes en l’air.
Mais pour les autres… Eh bien, disons qu’en lieu et place d’une sulfureuse plongée dans les coulisses de la sexualité hard, plusieurs déçus estiment n’avoir trouvé que du “mommy porn”. Une version un peu mollassonne, un peu prude, des rouages BDSM. Aïe, aïe, aïe. Les “goûts” secrets de Christian trahiraient-ils la réalité du milieu ? Ne seraient-ils qu’une version édulcorée, sinon franchement tronquée, des suaves passions qui régissent le royaume BDSM ? Pour en avoir le cœur net, nous sommes partis à la rencontre d’une des étoiles noires de la domination française : maîtresse Isadora. Histoire d’évaluer ensemble le réalisme du premier volet de la saga. Avec douceur, s’il vous plaît.
Entretien :
Commençons par le commencement. Afin de cadrer leurs rapports sexuels, Christian soumet à Anastasia un “contrat” à signer. Ce type d’accord existe-t-il ?
C’est même monnaie courante. Avant d’instaurer une relation de domination, on engage une discussion pour évoquer les limites de l’un et de l’autre. Les désirs, les fantasmes. La conclusion de cet accord prend effectivement souvent la forme d’un “contrat” qui doit d’ailleurs impérativement être évolutif – sans quoi le renouvellement du consentement ne pourrait pas être assuré. Car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le BDSM n’a rien d’un déchaînement aveugle de violence. En tant que dominants, on veille toujours à respecter les seuils de tolérance de nos soumis. Ça passe par un contrôle méticuleux des pratiques, une écoute constante au langage corporel de l’autre. Et la mise en place d’un “safe word”. Une formule qui, une fois prononcée, permet de ralentir ou d’arrêter le jeu. Il peut s’agir de n’importe quoi, du moment que les partenaires se sont mis d’accord dessus. Christian et Anastasia utilisent par exemple “rouge et jaune”. Why not.
Au cœur des négociations liées au contrat, plusieurs pratiques sont citées. Usage de godemichés, de vibromasseurs, de menottes, de cordes… Tout cela fait-il partie de la grammaire du BDSM ?
Complètement. Mais là où l’échange manque de crédibilité, c’est sur le plan des “hard limits” d’Anastasia. Elle pose son veto au fisting et pinces génitales. Bon. Petite joueuse, quoi. Habituellement les soumis s’arrêtent à des stades autrement plus hard. Notamment la scatophilie, ou l’urophilie. Il n’y a rien de cohérent à mettre en scène un personnage prêt à explorer les horizons du BDSM, mais qui refuse de s’engager vers des pratiques un minimum marginales. De fait, le film réduit le BDSM à une palette extrêmement réduite d’usages qui confine plus à une sexualité “vanille” légèrement épicée qu’aux vrais jeux de domination.
De sorte qu’au final, leur sexualité est plutôt tradi’ ?
Hyper classique, oui. Tiens que je t’attache avec un peu de corde, que je te mets deux trois coups de cravache et puis – boum – du génital. Comme si la finalité du BDSM était ce type de pénétration – mais pas du tout ! La saveur de nos jeux, on la découvre plutôt vers le dépassement de soi. L’avilissement, les prises de pouvoir. Pour mettre ça en œuvre, on puise dans une gamme bien plus riche que celle montrée dans Cinquante Nuance. Les outils de torture, l’étouffement, le fétichisme avec l’usage de latex, de nylon ou de vêtements sales… Sans même parler de toute la dimension d’humiliation plus “cérébrale” du BDSM, que le film n’évoque à aucun moment – et c’est bien dommage. Je pense par exemple à l’animal play, pour ne citer que ça. Un jeu de rôles où le soumis incarne une bête domestique. Chien, chat… Peu importe. L’important, c’est que le soumis mange dans une gamelle, se balade à quatre pattes ou reste enfermé pendant des heures dans une cage. Rien à voir avec des “punitions” à coups de fouet, ou autres. On est sur une approche ultra-psychologique.
Qu’il soit physique ou cérébral, le rapport de domination peut-il dépasser le strict domaine de la sexualité pour s’étendre à la vie quotidienne ? Dans son contrat, Christian exige par exemple qu’Anastasia veille à ne pas trop boire, trop fumer…
Dans cette configuration, on parle de “BDSM h24”. C’est un mode de relation approfondie qui innerve des aspects de la vie de tous les jours. Le dominateur peut par exemple planifier à sa guise toutes les tâches de la journée du soumis. L’habiller comme il l’entend, contrôler ses sorties. Tout est possible. Les seules limites étant celles fixées au préalable par les partenaires.
Revenons à la dimension proprement sexuelle. Ce qui vient spontanément à l’esprit quand on imagine un espace dédié au BDSM, c’est souvent une sorte de donjon moyenâgeux. Pourtant la “chambre secrète” de Christian est hyper clean. Tamisée, moderne. C’est une erreur de représentation ?
Pas vraiment ! Sur ce point, il n’y a aucun “modèle type”. Certains préfèrent jouer dans des espaces sombres, fermés. Du style cave en pierre, assez dans la veine que tu évoques. Ça revient beaucoup, c’est vrai. Mais une flopée d’autres esthétiques existent, genre loft ou boudoir libertin, par exemple. À titre personnel, la salle de Christian me fait franchement rêver. Si j’étais aussi riche que lui, je m’offrirai ça, direct. Seul bémol : les outils à disposition. Pas de godemiché XL, pas d’instrument de torture, pas de machine à traire. Aucune cagoule de soumission en vue non plus. Juste quelques cordes et un joli assortiment de cravaches. Un peu light pour s’adonner au BDSM.
En parlant de matos : au début du film, on aperçoit Christian acheter le sien dans une boutique de bricolage. Ça fait pas hyper pro, si ?
Crois-moi, je suis bien contente d’avoir un Castorama près de mon domicile. On peut aller en boutique spécialisée bien sûr… Mais pour tout ce qui est pinces, cordes et compagnie, mieux vaut aller dans des commerces généraux. Moins cher, tout aussi efficace. Christian est bien avisé de faire ses courses de ce côté-ci.
C’est dans le magasin en question que Christian et Anastasia se croisent pour la seconde fois. On perçoit une tension qui laisse deviner qu’au rapport de domination que vont entretenir les protagonistes va se superposer un élan romantique. Ça paraît invraisemblable…
Et pourtant ce schéma de “bi-relationnel” existe. Moi-même je suis en couple avec l’un de mes soumis ! Mais il faut reconnaître que la plupart du temps, les professionnels préfèrent cultiver leur vie sentimentale avec une personne extérieure. Ça évite les interférences. Déjà qu’une relation amoureuse relève souvent du casse-tête, si vous ajoutez à l’équation une relation de domination approfondie, vous vous retrouvez vite avec des problèmes au carré… Sur ce point, Cinquante Nuances n’est pas déconnant. Soulignons quand même que le rapport qu’entretiennent les protagonistes est problématique. L’attitude de Christian vis-à-vis d’Anastasia n’est pas celle d’un éventuel “archétype” du dominant, et encore moins d’un prince charmant. On est plutôt sur un modèle de boyfriend toxique. Je pense notamment à la scène où Christian déboule lors d’un repas que partage Anastasia avec une membre de sa famille. Le motif de l’intrusion ? L’héroïne ne répondait pas au téléphone. Dans le genre réaction abusive… Le respect du consentement propre à toute relation saine, qu’elle soit BDSM ou non, passe complètement à la trappe.
“En lâchant le contrôle, je me sentais libre, plus de responsabilité, plus de décision à prendre, je me sentais en sécurité”. Voilà comment Dorian résume son expérience passée de soumis. Crédible ?
À 100 %. La phrase fait écho à ce que j’ai entendu de la part des soumis. Aujourd’hui, en tant qu’adultes, on occupe rarement une position de vulnérabilité totale. Et, paradoxalement peut-être, c’est une expérience très libératrice. Comme un saut dans le vide. Non seulement le témoignage de Christian est fidèle à la réalité, mais il met le doigt sur un tabou de notre milieu : le fait que les dominants, même s’ils l’admettent rarement, ont bien souvent été soumis. On parle de “switch“. C’est un parcours assez classique. On essaye ci, puis ça. Tout simplement.
L’expérience de soumission de Christian semble être liée à un passé traumatique. Assez vite, on devine d’ailleurs que ses “goûts” résultent de graves traumas. Si bien que le film donne l’impression que le BDSM est forcément parti liée avec des troubles psy… Il s’agit d’un stéréotype ?
D’un a priori dont souffre beaucoup le milieu, oui. On pense souvent que “quelque chose cloche”, chez les amateurs de BDSM. Qu’il y a, en creux, une blessure à réparer, un symptôme à soigner… En l’occurrence que Christian ne “sait pas” être en relation sainement avec les femmes. Et son appétence pour la domination en découle. Sous-entendu : il y a un dysfonctionnement chez lui qui expliquerait des penchants sexuels à “corriger”. Autrement dit, Cinquante Nuances “pathologise” le BDSM. Pourtant la science est claire sur le sujet. Plusieurs études, dont celles menées par la sexologue Jessica Caruso, ont déjà démontré qu’il n’y avait pas plus de personnes sujettes à des troubles psy dans notre cercle que du côté des joueurs de scrabble. On est des gens normaux, quoi. Mais les stéréotypes ont la vie dure. L’opinion commune continue à nous percevoir comme des tarés, des freaks.
Voilà l’une des raisons pour lesquelles nous vivons notre passion à la marge, un peu cachés. Heureusement les lignes sont en train de bouger. Notamment grâce à l’essor du mouvement LGBTQI+ qui a participé à mettre sur le devant de la scène certaines de nos pratiques. Sur ce terrain, Cinquante Nuances a d’ailleurs aussi joué un rôle, de par son succès mondial. Malgré de nombreuses prises de libertés vis-à-vis de la réalité du BDSM, aux yeux du grand public, la franchise a levé le voile sur un champ de la sexualité que certains pouvaient, jusque-là, considérer comme effrayant. Voire dangereux. Tout à coup, pour des milliers de personnes, le BDSM est devenu accessible, acceptable. C’est une petite étape de franchie, sur le long chemin qu’il nous reste encore à parcourir vers la “normalisation”.
Pour aller plus loin (et plus fort)
Alors, Cinquante Nuances de Grey portrait crédible de l’univers BDSM ou pas ? On vous laisse vous faire votre propre avis. Pour cela, pas besoin de creuser bien loin : toute la franchise est dispo sur Prime Video. Et si vous êtes curieux d’en savoir plus sur le BDSM, le vrai de vrai, vous pouvez toujours visiter l’Instagram d’Isadora, ainsi que celui de son compagnon et soumis, Orava. Authenticité garantie !