Diablerie : on a demandé à une sataniste ce qu’elle pensait de The Witch

Infernal

Diablerie : on a demandé à une sataniste ce qu’elle pensait de The Witch

Toute une commu' vouée à Lucifer porte le film aux nuées - mais pourquoi ?

En 2015 débarquait dans les salles obscures un joyau noir de l’horror movie nouvelle génération, The Witch. Une fresque étrange, toute d’énigmes ésotériques et d’ambiance paranoïaque, brossant le portrait tragique d’une famille du XVIIe siècle jetée en pâture au Mal.

Salué pour son esthétique léchée, ce bijou de suspens a fait sensation jusque dans les rangs du Temple Satanique. Une organisation spirituelle essentiellement basée aux États-Unis – et d’obédience satanique, donc – qui a publiquement adoubé le premier long-métrage de Robert Eggers. Au point de superviser des projections ” à thème”, en partenariat officiel avec la très hype société A24, productrice du film.

Une promotion inédite, de la part d’un groupuscule pas franchement connu pour s’ériger en défenseur de produits culturels, aussi dark soient-ils. Mais alors, pourquoi cet engouement inattendu ? Qu’est-ce-que le Temple Satanique a bien pu voir dans The Witch qui méritait un tel déploiement de moyens ? Pour en avoir le cœur net, nous sommes allés à la rencontre de Cassiopée, adepte du Temple et sorcière à ses heures.

Entretien : 

Vol d’enfant, cérémonies maléfiques, bouc parlant… C’est cette grammaire de l’horreur qui a poussé le Temple a encenser The Witch ?

Si c’était le cas, l’organisation ferait la pub des trois quarts des horror movies récents, du nouveau The Exorcist au petit dernier de la franchise Conjuring ! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Temple n’a aucune appétence particulière pour le gore, les grimace de possédés ou les rituels brutaux. Soyons clairs :  ses adhérents n’offrent pas de nouveaux nés à une déité aux pieds de bouc – en fait, l’organisation ne “croit” même pas à l’entité satanique. C’est écrit noir sur blanc sur son site. Conformément à la philosophie libertaire qui régit le groupe, l’idée est plutôt d’adopter la figure de Lucifer comme un symbole d’émancipation. Celui d’un ange qui, dans les textes bibliques, est chassé du paradis pour s’être révolté contre un ordre instauré par… Dieu. The Witch a fait mouche auprès du Temple parce que le film tisse lui aussi, à sa manière, l’histoire d’une rébellion vis-à-vis d’un carcan religieux anxiogène. Celui du puritanisme protestant.

C’est ce qu’a pointé Jex Blackmore, l’une des porte-parole du Temple Satanique, en louant dans The Witch “un acte de sabotage spirituel et de libération vis-à-vis des traditions oppressives de nos ancêtres” ?

Je ne suis pas, pour ma part, une porte-parole du mouvement. Mais cette supposition me paraît probable. Après tout, le film s’ancre dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, une ère d’extrême intolérance religieuse que le père du film personnifie avec raideur, et cruauté. Il est banni d’un village à cause de son intransigeance, impose à sa famille un exil éprouvant à plusieurs kilomètres de la civilisation, puis fait peser une chape de plomb au sein de son foyer. On le voit dicter sa loi et épier à droite, à gauche. Comme s’il traquait la marque du démon dans chaque recoin…

Jusqu’à suspecter sa propre fille, Thomasin.

Oui, le personnage incarné par Anya Taylor-Joy est soupçonné de satanisme par sa famille sans aucun motif tangible. Ce qui n’est pas sans faire écho à un triste épisode de l’Histoire. Pour rappel, l’intrigue du film se déroule à proximité de Salem dans les années 1630  – à quelques décennies seulement des fameux “procès” de la ville. De la même manière que Thomasin est taxée de sorcellerie parce qu’elle est “différente” – de par son âge, son attitude -, quatorze femmes ont été étiquetées comme adoratrice du Malin puis exécutée par des tribunaux populaires lors de ces évènements. Cette “chasse aux sorcières” qui s’est répandue en Occident durant la Renaissance était avant tout un moyen de marginaliser, et punir, des femmes qui inspiraient la méfiance. Tout simplement parce qu’elles n’étaient “pas comme les autres”. Cette persécution que The Witch raconte est, entre autres choses, celle d’une femme victime d’une misogynie adossée – et même entérinée – par des dogmes spirituels patriarcaux.

Une logique dont vous estimez retrouver la trace, concernant le rétropédalage du droit des femmes aux États-Unis ?

Bien sûr. L’atmosphère de délation crasse et de suspicion asphyxiante qui règne dans The Witch ne peut pas ne pas faire songer à l’Amérique de Trump, dans laquelle se reconnaissent les fondamentalistes chrétiens. Voilà une autre raison pour laquelle le Temple a célébré ce film. Depuis sa création, l’organisation défend vigoureusement le droit à disposer librement de son corps, et se bat pour la séparation entre l’Église et l’État. Or l’interdiction du droit à l’IVG résulte, notamment, d’un extrémisme religieux conservateur qui s’exerce au détriment du droit individuel. Cet empiètement du sacré sur la liberté de chacun – chacune, surtout – voilà aussi ce que dépeint The Witch dans tout ce qu’il a de plus délétère. Et brutal.

À la fin du film, Thomasin se libère de l’emprise que vous évoquez en devenant une sorcière. Embrasser le satanisme, se serait donc prendre les armes en faveur des droits individuels ?

C’est du moins la posture qu’adopte le Temple – qui n’a d’ailleurs pas le monopole de la célébration de Lucifer… On peut interpréter la “transformation” de Thomesin comme un acte d’insoumission, de vengeance contre les persécutions qu’elles a subies. Très bien. Sauf que le portrait que The Witch brosse de la sorcellerie n’échappe malheureusement pas au manichéisme. Au lieu de présenter l’ésotérisme comme un horizon lumineux, le film en fait quelque chose de viscéralement mauvais, malsain. Thomesin n’emprunte cette voie qu’à contre-cœur, après de nombreux sacrifices. Et parce qu’elle n’a plus d’autre choix, tout simplement. De sorte que le cheminement de ce personnage vers la magie relève plus de la perdition que de l’empowerment enthousiaste. Dommage.

En tant que sorcière, vous estimez donc que l’ésotérisme doit être une “prise de pouvoir” ?

Disons qu’il faut emprunter cette voie de sa propre volonté. Et agir comme s’il s’agissait d’un outil mis à disposition pour s’explorer soi, adopter une nouvelle grille de lecture du monde et – pourquoi pas – s’affranchir d’anciens modèles parfois étriqués. Faire ses premiers pas dans le mystique permet, par exemple, de faire un pas de côté, vis-à-vis d’un système de rationalité scientifique historiquement misogyne car érigé par les hommes, tout en excluant les femmes. Ce n’est pas un hasard si le tarot, la divination ou le witchcraft donnent aujourd’hui naissance à de nouveaux modèles de sororité lié à l’empowerment. Sans même parler des réappropriations féministes de la sorcellerie… La morale ? Que l’on soit sataniste, chamane ou divinatrice, l’ésotérisme peut toujours faire office de levier d’émancipation. Et là où Thomasin l’a “subi”, il importe que nous nous en emparions.