C’est un flop comme l’industrie vidéoludique en a peu connu. Rappel : en 1982 E.T. l’extra-terrestre débarque sur grand écran. Banger en salles de ciné, le SF alien-friendly de Steven Spielberg explose le box-office international, rafle 4 oscars puis propulse le plus gros squatteur de l’histoire du ciné au rang d’icône de la pop culture. Sans surprise, plusieurs entreprises espèrent alors tirer parti de ce triomphe en inondant le marché de produits dérivés.
Atari est de celle-ci. Flairant l’affaire en or, l’entreprise de jeu vidéo balance une cartouche adaptée du film qu’elle espère voir devenir un hit. Surprise : c’est un grand, un immense – non, un dantesque – échec. Une débâcle aux proportions si catastrophiques qu’elle fait s’écrouler l’industrie du gaming. Oui, oui, carrément. Le “pire jeu vidéo de tous les temps” (comme l’ont baptisé les gamers) acquiert même, année après année, un statut quasi-mythologie, alimenté par de folles rumeurs autour d’invendus enterrés par tonnes dans un mystérieux désert… Wow. Mais comment en est-on arrivé là ?
6 semaines pour concevoir “LE” jeu : mission impossible ?
1982. Confortablement installés dans leurs locaux de San Francisco, les salariés d’Atari voient la vie en rose. Il faut dire que l’entreprise est sur une sacrée lancée. Après tout, c’est elle qui a lancé l’industrie du jeu vidéo grâce au succès planétaire de Pong. Premier “classique” d’une longue série. Breakout, Asteroids, Pac-Man.. Sans même parler du carton des consoles de salon Atari, qui submergent les ménages américains. Clairement, l’entreprise a le vent en poupe. Mais on peut toujours viser plus haut, n’est-ce-pas ?
À l’affût d’une nouvelle opportunité, c’est avec appétit – gourmandise, presque – que Steve Ross, big boss de Warner Communication (maison mère d’Atari), scrute l’explosion du nombre d’entrées qu’enregistre le dernier Spielberg. Pour ce PDG, c’est une évidence : Atari tient sa nouvelle poule aux œufs d’or. Ni une, ni deux, le businessman entre en négociation avec le réalisateur vedette de la franchise Indiana Jones et Universal dans l’espoir de décrocher les droits d’adaptation. Pour conclure le deal, Steve Ross allonge 25 millions de dollars. Un investissement astronomique qui sera, le patron n’en doute guère, largement rentabilisé.
Mais il y a quand même un hic. Steve Ross exige auprès d’Atari que le jeu soit bouclé avant Noel, histoire que la cartouche puisse être distribuée sous les sapins. En masse, si possible. Idée lumineuse d’un point de vue marketing sans doute, mais effarante de celui du développement informatique : Atari n’a que 6 semaines pour boucler le jeu. Un délai scandaleusement plus court que les 5-6 mois habituellement accordés aux concepteurs pour développer leurs produits. Cherry on the cake : Steve Ross annonce que non pas deux, non pas trois, mais bien 5 millions de copies seront bombardées en rayons. Le tout sans la moindre étude de marché préalable.
“Du pur délire”, murmure-t-on dans les couloirs d’Atari. Mais que voulez- vous ? Les ordres viennent “d’en haut”. Reste à s’atteler à la tâche bon gré, mal gré. Première étape : dégoter parmi les nerds de la boîte l’allumé qui acceptera de relever ce challenge suicidaire. Chez Atari, on rase les murs. Personne n’est prêt à risquer sa peau en s’engageant dans une course contre la montre pour respecter cette deadline surréaliste. Personne sauf… Howard Scott Warshaw.
Ce geek voit là l’occasion d’entrer dans la légende en démontrant toute l’étendue de sa maestria. Et chez Atari, on se rappelle que ce game designer providentiel a déjà fait ses preuves en concoctant en des temps records des jeux d’excellente facture. Dont Raiders of the Lost Ark, dérivé des Aventuriers de l’Arche Perdue. Une cartouche qui aurait poussé Spielberg lui-même à voir dans mister Warshaw l’homme de la situation.
“Heu… On aurait pas pu opter pour un Pac Man ?” – Spielberg
C’est peu dire que notre tête brulée a la pression. Nuit et jour, Howard Scott Warshaw planche pour dégoter un concept neuf, qui sortirait des sentiers balisés. Laquelle recherche donne naissance à un univers divisé en 6 écrans distincts, constituant une sorte de cube 3D. Un espace à travers lequel E.T. récupère des items afin de construire un émetteur pour “téléphone maison”, conformément au scénario du film. Le tout, sous une contrainte de temps. Et la menace “d’ennemis” – des adultes qui grosso modo, cherchent à disséquer notre ami venu d’ailleurs. Bon. Pour l’époque, le moins que l’on puisse dire, c’est que le projet est original. Peut-être un peu trop.
Lorsque Howard pitch le principe de son bébé à l’auguste Spielberg, ce dernier a du mal à cacher son dépit. “Ne pourriez-vous pas faire quelque chose ressemblant à Pac-Man ?”, demande le réal’. C’est la douche froide. Il est trop tard pour repenser le concept from the scratch. Et toute l’équipe d’Atari voit se profiler à l’horizon, déjà, un terrible naufrage. Mais impossible de reculer. Alors autant mettre le paquet.
L’entreprise bombarde les chaînes télé de pubs où Spielberg himself apparaît. E.T. the Extra-Terrestrial sort dans les temps (!), des milliers d’enfants découvrent avec émerveillement sa cartouche sous les emballages de cadeaux et là, c’est le drame. À l’écran, E.T. gambade très (trop) lentement dans des environnements mal définis, et tombe très (trop) souvent dans des puits. Sans que l’on comprenne bien pourquoi. Les musiques sont bof, les environnements moches. Personne ne pige rien au gameplay. Catastrophe.
E.T. fait crasher l’industrie du gaming – avant d’être enterré en plein désert ?
Les médias clouent le jeu au pilori tandis que, du côté des distributeurs, les piles d’invendus s’accumulent. Certains vendeurs tentent de convaincre le chaland en cédant la cartouche au rabais (jusqu’à 1 dollar, parfois), mais rien n’y fait. Les stocks demeurent. Alors certains commerçant exigent tout bonnement un remboursement. Atari est dos au mur, elle ne peut tout simplement pas régler la facture.
La société qui était jusqu’alors leader du marché s’effondre et précipite, dans sa chute, l’industrie toute entière. C’est la “crise” du jeu vidéo de 1983. E.T. the Extra-Terrestrial devient rapidement le symbole de ce déclin foudroyant. Tour à tour qualifié dans la presse spécialisée de “infâme”, “absurde”, “terriblement monotone” ou simplement “laid”, le jeu acquiert le statut de “pire jeu vidéo de tous les temps”. Et alimente le fantasme.
En 1983 toujours, un journal local du Nouveau-Mexique rapporte que de mystérieuses camionnettes auraient déchargé au creux du désert des tonnes de cartouches Atari. Dans la nuit, et le secret. Serait-il possible que, sous d’épaisses couches de terre, sommeillent les carcasses de E.T. the Extra-Terrestrial ? Atari élude. Laissé en suspens, le mystère fait germer plusieurs légendes urbaines qui poussent une entreprise, Fuel Entertainement, a consacrer un documentaire sur le sujet.
Au terme de laborieuses démarches, le département de l’environnement du Nouveau-Mexique donne en 2014 son feu vert pour lancer, enfin, des fouilles. Des centaines de curieux se pressent pour assister à cette excavation hors normes durant laquelle les experts découvrent, sous l’œil ému de Warshaw, qui avait fait lui aussi fait le déplacement, des centaines de milliers de cartouches Atari. Dont celles de E.T. the Extra-Terrestrial. Des objets que des légions d’ado n’avaient pas hésité à jeter à la première poubelle venue en 1982 mais qui étaient devenus, au fil des années, de véritables reliques. La preuve : un modèle sous célophane a trouvé preneur à 1500 dollars. Et ce n’est pas tout.
L’un des plus prestigieux complexes muséographiques américains, la Smithsonian Institution, a carrément réservé une place de choix à l’une de ces cartouches dans les rangs de son (auguste) collection d’art. Motif invoqué ? Ce jeu représenterait tout à la fois “le défi permanent de faire une bonne adaptation de film en jeu vidéo, le déclin d’Atari, la fin d’une époque pour la fabrication de jeux vidéo, et le cycle de vie d’une cartouche de jeu vidéo”. Une reconnaissance tardive loin, très loin, des cuisantes invectives qui avaient, un temps, taillé la réputation du “pire jeu vidéo de tous les temps”. De quoi donner, enfin, à l’opus magna de Howard Scott Warshaw ses lettres de noblesse ? Pas sûr que Spielberg approuve.