Quel foutoir. Après avoir livré le très sombre No Country for Old Man porté par un Javier Bardem plus psychopathe que jamais, Joel et Nathan Coen avaient surpris leur monde en enchaînant, en 2008, avec une sorte de vaudeville new gen que personne n’avait vu venir : Burn After Reading. Il y est question de tromperie XXL, bien sûr. Mais aussi de tentative de chantage contre la CIA, de filatures foireuses, d’homicide perpétré comme on glisserait sur une peau de banane… Bref, on est sur un improbable récit de destins croisés, où les trajectoires d’intenses abrutis s’entrechoquent – littéralement. Tout ça grâce aux interprétations loufoques d’un casting béton, qui nous avait habitué à des rôles vachement, mais alors vachement, plus sérieux.
Bon. De là à percevoir le 13e long-métrage du tandem Coen comme un OVNI dans leur filmographie, pensé comme une célébration de la bêtise “pour” la bêtise ? Il y aurait là un pas qu’il serait hâtif de sauter. Primo parce que, à bien y regarder, les réal’ ont en réalité fait de la représentation de corniauds abyssaux une véritable marque de fabrique, au fil de leur carrière. Ensuite : derrière l’idiotie quasi cartoonesque de ses persos, Burn After Reading pourrait bien cacher une critique plutôt futée de notre modernité. Focus sur l’œuvre la plus débile, en même temps que la plus satyrique, d’un duo de cinéastes passés maîtres dans l’art de représenter ce qu’il convient bien d’appeler “l’idiocratie”.
Foutre le gratin du ciné dans des rôles de demeurés : une passion coenesque
Pour peu, on serait tenté de croire que Joel et Ethan Coen éprouvent un plaisir sadique, à l’idée de tourner en ridicule les acteurs les plus bankables d’Hollywood. Leur méthode ? Confier auxdites vedettes la partition de loosers intersidéraux. On se rappelle de Frances McDormand en flic un peu trop “bonne poire”, lancée dans une enquête lunaire impliquant des criminels dont les méfaits virent au massacre Grand Guignolesque avec Fargo. Dans la famille des persos les plus atteints du “cinéma Coen”, j’appelle aussi l’insaisissable “Dude” de The Big Lebowsk – et à peu près toute la distribution du film, d’ailleurs. Citons également, en bonne position, le trio fraternel de la nouvelle interprétation de l’Odyssée qu’est O’Brother.
Bref, au moment de sortir Burn After Reading en salle, les Coen n’en sont pas à leur coup d’essai, en matière de mondes fictifs régis par une bêtise humaine tantôt cruelle, tantôt comique – tantôt un peu des deux. “Nous avons derrière nous une longue histoire d’écriture de personnages abrutis”, reconnaissait volontiers Joel lors d’une interview livrée en 2008, à l’occasion de la promotion de sa nouvelle comédie noire. Mais de quoi parle-t-on, exactement ?
“Allô, l’ambassade de Russie ? On a du lourd”
Burn After Reading retrace une invraisemblable “mission chantage” menée contre la CIA. Les cerveaux de l’opération ? Deux employés d’une salle de gym, campés par Frances McDormand, et un Brad Pitt qui avait avoué à Reuters s’être retrouvé un peu circonspect, à la lecture de son rôle : “Les Coen m’ont dit qu’ils l’avaient écrit sur mesure, pour moi. Je me suis demandé si je devais être flatté, ou insulté”. Et pour cause, son perso apparaît comme un couillon interstellaire. Persuadé d’être tombé sur des dossiers secrets défense (en réalité, les mémoires d’un ex-analyste de la CIA dont tout le monde se contrefout…), ce bellâtre au QI d’un gosse de 10 ans se croit bien malin, en proposant à sa coworker pref (McDormand) de prendre contact avec ledit ex-analyste. Histoire de restituer ce qu’il croit être du sensitive material en échange… d’une coquette récompense. Madame adhère volontiers au plan – après tout, qui va lui payer son pharaonique projet de chirurgie esthétique ?
Évidemment, tout tourne mal. La “victime” de ce chantage se révèle être un forcené aux colères jupitériennes, que performe à la perfection John Malkovitch. Lequel avait souligné, dans une interview accordée à Empire en 2008 : “Personne n’est moralement bon dans le film. Les protagonistes sont soit excessivement émotifs, soit mentalement déficients. Excentriques, égocentriques, comploteurs”. Concernant son perso’, contentons-nous de dire qu’il n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds par “le genre d’abrutis qu’il a combattu toute “sa vie”. Qu’il a un penchant pour la boisson, la gâchette facile et… le coup de hache tout aussi nerveux.
En parallèle de cette charmante galerie de caractères, on a aussi une Tilda Wilson hyper-ultra irascible, et Georges Clooney en serial séducteur dont l’optimisme frise le délire psy. Un curieux rôle, qui boucle ce qu’il a baptise sa “trilogie de l’idiot”. En référence à ses précédents interprétations d’attardés dans la filmo’ Coen, avec O’Brother (2000) puis Intolérable cruauté (2003).
La crétinerie de notre modernité dans le viseur
De ce curieux melting pot d’emmanchés résulte un récit ubuesque. Personne ne saisit tout à fait les intentions de l’autre ; on navigue sans cesse entre l’incompréhension et la mésentente. Les esprits s’échauffent, les couples implosent en plein vol, les coups de feu partent. Oui, décidément, quel foutoir. “Qu’a-t-on appris ?” interroge un ponte de la CIA, au moment de clore de film. Question à laquelle son collaborateur répond, un peu désemparé : “Je n’en ai pas la moindre idée”. Manière de dire que Burn After Reading a beau se présenter comme un casse-tête, il n’y a peut-être rien à “comprendre”. On baigne simplement dans un aberrant concours de circonstance, et c’est cet absurde 100 % assumé qui fait tout le sel du film. Circulez, y’a rien d’autre à voir qu’une histoire de couillons enchaînant les couillonades. Okay. À moins que…
Oui, à moins que, au fond, Burn After Reading fasse passer un message qui, lui, n’a rien d’une connerie. Avec ses portraits d’ego-trippés uniquement mû par leurs petits intérêts – en dépit de l’honnêteté, et du bon sens le plus élémentaire -, le film tire à boulets rouges contre une société à l’individualisme galopant, où la course à “l’épanouissement” personnel justifie par les pires coups bas. Infidélité amoureuse, manipulation outrancière, trahison amicale… Ironie du sort : le seul perso du film profondément sincère, et altruiste, se fait flinguer alors qu’il n’a rien fait de “mal”. Ne cherchez aucune morale ici. À en croire Burn After Reading “l’idiocratie” mégalo’ précipite notre société vers un immense naufrage, où le concept même “d’injustice” n’aura même plus sa place. Et ça, pas sûr qu’on ai envie d’en rire.