Bordel, mais pourquoi le masculinisme est-il fasciné par American Psycho ? 

Il fallait oser

Bordel, mais pourquoi le masculinisme est-il fasciné par American Psycho ? 

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Par Antonin Gratien

Publié le , modifié le

Alerte : sur TikTok les "sigmas" vouent un culte à Patrick Bateman, misogyne notoire. Et tueur en série sanguinaire.

Bien étrange destinée que celle de Patrick Bateman. D’abord copieusement tourné en ridicule, le goldenboy d’American Psycho s’est récemment mué, dans un registre autrement moins fun, en nouvelle égérie des “sigmas”. Une communauté masculiniste qui érige l’appétit financier, la froideur sociopathe et les saillies sexistes du personnage en vertus cardinales. Voire en lifestyle flamboyant. Mais c’est quoi ce délire ?

Les sigmas, groupies improbables d’un serial killer

L’idée saugrenue de prendre ce psychopathe de Bateman pour modèle n’est pas tout à fait neuve. Depuis la sortie de American Psycho en 2000, çà et là quelques grappes d’illuminés se sont mit en tête de calquer son programme selfcare. Un truc assez intense, à base de réveil ultra matinal, saut à la corde et skin routine digne d’une star de la e-influence. Jusque-là, rien de bien grave. Si certains trouvent leur bonheur dans cette vie aseptisée, qui sommes-nous pour juger ? 

Les choses ont dérapé au moment où ce n’est plus tant l’aspect fitness boy propret du perso qui a suscité l’inspiration, mais plutôt ses facettes toxiques. Pour rappel, ce businessman new yorkais campé par Christian Bale évolue dans les hautes sphères. Celles des yuppie ayant leur ronds de serviette dans les restaurants chics, et les boites à la mode. En bon white collar de la finance, Patrick Bateman est obsédé par son ascension sociale, et les marques de prestige – genre, une bonne réservation pour dîner. Il est orgueilleux, égocentrique et antipathique. Surtout : il n’a aucune compassion. Ce qui s’explique, dans le film, par un diagnostic clinique. Monsieur est un serial killer psychopathe.

Problème : depuis quelque temps, des foules de TikTokers font la louange de ce manque d’empathie, aussi pathologique soit-il dans le film. Motif ? Ces enthousiastes y voient la formule gagnante de l’archétype “sigma”. Une sorte de nouvelle classe de “mâle”. On connaissait les “alphas”, supposés leader et extravertis, ainsi que les “betas”, éternels loosers repliés sur eux-même. Eh bien le sigma est un improbable mix des deux. On retrouve le côté dominant du premier, mais avec l’aspect asocial du second. Grosso modo le sigma, le vrai, est un “loup solitaire” focalisé sur sa réussite personnelle. Il ne suit que ses propres règles. Se réveille seul, marche seul, s’endort seul. Le tout avec un seul objectif en tête : atteindre le sommet. Quitte à devoir éliminer les autres sur son passage. Surtout s’il s’agit de femmes.

“Soit jaloux, narcissique – et ne respecte que les autres sigmas”

Sur TikTok, il suffit de consulter le hastagh #sigma, qui pèse près de 48 milliards de vues, pour se donner une idée du crédo de ce “mode de vie”. “Va à la salle de sport”, “prends soin de toi”, “ne respecte que tes pairs sigmas” sont quelques-uns des mantras que l’on voit fréquemment circuler sur la conduite à adopter. Pour faire la promotion de ce lifestyle, certains s’amusent à singer les expressions faciales de Patrick Bateman. D’autres proposent du contenu format motivation personnelle, ou des “conseils” de drague.

Sur ce thème, la rengaine est plutôt aux“ne t’attaches pas”, “n’hésite pas à la tromper”, et autres “sois jaloux et narcissique”. De précieuses perles de sagesses délivrées par des hordes ronflantes de “pick-up artists” (les pseudos experts en séduction), enjoignant ainsi la fière commu’ sigma à adopter une attitude distante, cynique et cruelle à l’égard des femmes pour… Les mettre dans leur lit, bien sûr. Et on vous le donne en mille, l’une des figures souvent citée en meastro de ce “flirt” d’un genre nouveau n’est autre que Patrick Bateman.

Rien à faire. Aussi abject et misogyne soit-il, ce vil déchet est érigé en modèle de réussite, avec ses costumes tirés à quatre épingles, son corps de culturiste et ses “conquêtes” à la pelle. Ce qui est plutôt ironique – sinon carrément désespérant – quand sait que American Psycho a été tourné par Mary Harron. Une femme ayant longtemps navigué dans les eaux libertaires du mouvement punk, et connue pour avoir réalisé I shot Andy Warhol, un biopic dédié au parcours de Valerie Solanas. Soit l’une des plus grandes icônes du féminisme radical.

En adaptant American Psycho du roman éponyme de Bret Easton Ellis, la cinéaste aurait-elle opéré un virage à 180° ? Se serait-elle laissée tenter par l’illustration hagiographique d’un antihéros sexiste ? Bonne blague. Là où les sigmas vénèrent une déité, notre réal’ a tout bonnement voulu dépeindre un personnage risible. Sorte de personnification satirique du vide capitaliste, et des ridicules de l’entre-soi masculin. C’est d’ailleursx pour ça que Patrick Bateman a longtemps été moqué, jusqu’à devenir une figure incontournable de la culture meme. À l’époque, chacun le voyait pour ce qu’il était : un grotesque bouffon. Véritable caricature, toute de vanités et de caprices infantiles, passant le plus clair de son temps à empiler les concours de queues dans les boy’s club qu’il chérit tant. Démonstration avec cette séquence culte, dite “de la carte de visite” : 

Brad Pitt, Keanu Reeves, Ryan Gosling – tous sigmas ?

On va pas tourner autour du pot, les sigmas sont complètement à côté de la plaque. Genre vraiment à coté. Une grossière erreur d’interprétation qui n’est pas sans rappeler l’appropriation pour le moins acrobatique d’un autre objet pop culture : la “red pill“. Depuis quelques années, les complotistes mascu ont fait de la “pilule rouge” de Matrix la métaphore du Sésame vers le “réel”. À savoir : un monde pseudo émancipé des mensonges médiatiques, comme des théories féministes fallacieuses. Une aberration, lorsqu’on sait que Matrix, de l’avis même de ses réalisatrices, traite avant tout de… Transidentité.

Et si la manosphère n’est pas allée jusqu’à faire de Néo leur salvateur, un autre perso interprété par Keanu Reeves – ce sucre d’orge qui n’en demandait sans doute pas tant – est, lui aussi, devenu l’une des références phares des sigmas : John Wick. Un taiseux du genre badass de chez badass. Parmi les autres figures propulsées malgré eux au Panthéon de cette communauté, on compte le Thomas Shelby des Peaky Blinders, l’antihéros campé par Ryan Gosling dans Drive. Ou encore Tyler Durden, du côté de Fight Club. Quant à savoir qui sera la prochaine victime de l’adoration des sigmas, les paris sont ouverts.