Découvrir Loft Story comme vous ne l’avez jamais vu. Voilà, en quelques mots, la promesse de Culte. Un thriller médiatique signé Prime Video, où le spectateur “revisite” la série-évènement en se glissant côté… coulisses. Concrètement : sur six épisodes, les caméras qui étaient originalement fixées sur les candidats se “retournent” vers les chevilles ouvrières du show, qui avait déboulé en 2001 avec la force et l’inattendu d’un uppercut, dans le paysage audiovisuel français. Ce, grâce à une recette TV restée célèbre, et promise à une postérité foisonnante : onze célibataires, filmés 24h/24h, pendant 72 jours de vie commune. Le tout, coupé du monde.
Voilà, voilà. Mais alors : Loft Story, un “divertissement comme un autre” ? Plutôt le point de bascule vers un renouvellement “à risque” de l’industrie audiovisuelle, selon Constance Vilanova, journaliste indépendante et autrice de Vivre pour les caméras. Une enquête fouillée parue aux éditions JCLattès, qui sonde les dessous et les travers de la télé-réalité. Un objet culturel habituellement pris à la légère (sinon franchement méprisé), au motif qu’il ne serait, au fond, que de la “trash TV“ tout juste bonne à faire à nous faire ricaner, mais que l’autrice traite ici comme un champ d’étude légitime – et nécessaire. Car à en croire la chercheuse, l’influence du genre serait devenue si tentaculaire que Les Marseillais, La Villa des cœurs brisés et consorts nous aurait tous impactés – spectateurs, comme non spectateurs -, souvent pour le pire. Éclairages aux côtés de notre binge watcheuse assumée des Anges.
Pourquoi un tel engouement autour de Culte ? Après tout, la série explore les ressorts d’un show diffusé il y a déjà plus de vingt ans. Une “vieillerie”, pourraient dire certains…
“Certains”, peut-être. Mais notre époque est marquée par un élan de nostalgie qui plonge un regard quasi amoureux vers les années Y2K – que ce soit du côté de la mode, des télé-crochets ou même des soirées à thème “hits 2000”. De sorte qu’à l’œil du contemporain, Loft Story apparaît plus comme un totem glam’ qu’un programme poussiéreux. Et par effet de ricochet, Culte séduit plusieurs générations : d’un côté, ceux qui avaient regardé le show originel en live savoureront leur “madeleine de Proust”. De l’autre, les “Gen Z” disposent d’une occasion en or, pour plonger dans l’esthétique du “second millénaire” qu’ils chérissent tant. Aussi : n’oublions pas que la réhabilitation actuelle du Y2K passe par un retour en force de la “bimbo”. Une figure de la femme objectifiée, tour à tour iconiquement incarnée par Britney Spears, Paris Hilton ou encore… Loana. Soit la gagnante de Loft Story, sur laquelle Culte jette un nouvel éclairage, en proposant aux spectateurs l’aguicheuse perspective d’une porte d’entrée “dérobée” vers ce milieu ô combien opaque qu’est la télé-réalité.
Un genre qui aurait pu connaître un destin bien différent en France. Dans votre livre, vous soulignez qu’à l’origine, aucune chaîne hexagonale ne voulait offrir à la “télé-poubelle” un rond de serviette dans le PAF…
Et Culte s’angle notamment sur cet enjeu “éthique”. Dans les années 90, la franchise néerlandaise “Big Brother ” inonde les écrans européens avec un principe simple : rassembler des “housemates” dans une maison isolée, puis les filmer à longueur de journée. À l’époque M6 et TF1 font le pacte de ne jamais produire d’adaptation française de ce programme jugé voyeuriste. Puis M6 trahi cette promesse, et franchit le Rubicond en produisant Loft. D’emblée, le coup d’essai se transforme en phénomène de société. Les critiques de tout bord s’emparent du sujet, l’association “Souriez, vous êtes filmés” militant contre la télé-surveillance fait des happenings pour dénoncer le show….
Et puis les audiences font un carton. On parle de pics estimés à 7 millions de spectateurs – un record absolu. Comment expliquer cet enthousiasme ?
Pour la première fois, la “normalité” s’invitait à l’écran. Là où les télé-crochets d’alors présentaient des personnalités à “talents” et aux histoires extraordinaires, Loft a misé sur un casting représentatif de la société française. Avec Loana dans le rôle de la bimbo au grand cœur, Laure dans celui de la bourgeoise fêtarde du XVIe arrondissement, etc. En un sens, ces personnalités étaient “banales”. Des gens de tous les jours, qui parlaient de sujets de tous les jours comme la sexualité ou l’alcool. Enfin, le public pouvait s’identifier à ses “stars” !
Vous soulignez également que, pour faire exploser l’audimat, la télé-réalité a “capitalisé” sur la misère sociale ?
C’est surtout vrai à l’égard de l’ère “post” Loft. Après le triomphe du show, chaque production de télé-réalité cherche à conquérir le cœur des foules en dénichant “sa” Loana. Pour renouer avec ce prototype de “Maryline des faubourgs”, d’après le surnom dont l’ont affublée certains, les castings s’orientent vers des profils de jeunes femmes vulnérables, souvent victimes de violences, et issues de milieux populaires. Peu à peu, cette tendance pousse les émissions à essayer de doper leur audience en s’appuyant sur un mépris de classe décomplexé, que le public est invité à “savourer” tranquillement, depuis son canapé. “Regardez-moi donc ces bêtes de foire ! “, en gros.
De manière générale, peut-on dire qu’il y a un avant et un après Loft dans le paysage audio-visuel ?
Indéniablement. Et cette influence s’étend d’ailleurs bien au-delà du seul cercle des “divertissements” du petit écran. Que nous ayons déjà regardé de la télé-réalité ou non, nous portons tous l’empreinte de cette industrie, parce qu’elle fait partie intégrante de notre culture. Qu’il s’agisse du “Allô quoi ? T’es une fille t’as pas de shampoing ?” de Nabilla ou des “problèèèèèèèèmes” d’un Julien Tanti, certaines formules canoniques du genre sont passées dans les zappings TV, avant de s’inviter dans notre langage commun. Plus important peut-être : nous avons tous hérité de la façon dont les vedettes de la télé-réalité – qui deviennent pour beaucoup des influenceurs – se mettent en scène. À l’ère des réseaux sociaux, comme eux, nous partageons notre intimité, nous mettons savamment en scène le “moi”. Bref, nos smartphones font de nous les protagonistes principaux de nos propres télé-réalités.
Un mimétisme risqué ? Après tout, vos recherches soulignent que l’industrie participe, par exemple, à “glamouriser” l’amour toxique…
Disons que pour exister en télé-réalité, il faut faire couple. Et ce, selon une partition très genrée, très sexiste, des rôles. Avec d’un côté plusieurs femmes censées trouver “l’amour, le vrai”. Et de l’autre des hommes qui empilent les conquêtes, pour être célébrés comme des “Dom Juan”, des “jaguars” ou des “charos”. Cette asymétrie implique un schéma qui revient avec une régularité de métronome, dans la télé-réalité : les hommes trompent, leurs partenaires pleurent, puis pardonnent jusqu’à… ce qu’ils trompent à nouveau. Et dans le cas où un couple s’écarterait de cette norme en vivant placidement son idylle, soyez certains que la production veillerait à gripper cette mécanique en encourageant les “embrouilles”. Retour orageux d’ex à la “villa”, montage vidéo biaisé où untel semble parler de manière ambiguë à une telle… En somme, les productions créent de la toxicité à partir de rien. Tout simplement parce qu’à leurs yeux, les relations apaisées ont quelque chose d’ennuyeux, à l’image.
Raison pour laquelle la télé-réalité entretient aussi ce que vous dénoncez comme une “culture du harcèlement” ?
Boîtes de productions et candidats l’ont bien compris : pour “faire de la séquence” et créer le buzz, rien de tel que les querelles. C’est un fond de commerce parfaitement intégré dans le milieu, mais qui conduit parfois à des situations extrêmes où plusieurs candidats se liguent contre un autre, dans une dynamique de “clash” qui ne dépareillerait pas avec les scènes de harcèlement qu’on pourrait observer dans une cour de lycée. Ce qui a évidemment de quoi inquiéter, lorsqu’on sait que les adolescents sont la cible privilégiée de la télé-réalité. Le risque majeur étant que ce public calque sa vision des rapports sociaux sur celles véhiculées par leur émission favorite, avec tout ce qu’elles ont de biaisé. Et de nocif.
Tentons de trancher. La télé-réalité peut-elle se renouveler par le haut, ou alors faut-il la considérer comme bonne à jeter ?
D’abord, évitons de tout mettre dans le même panier. La “télé-réalité” recouvre des émissions aussi différentes que Top Chef, Koh Lanta ou L’amour est dans le pré. D’évidence, ces titres ne s’engouffrent pas dans les mêmes dérives que les descendants directs de Loft Story. Mais concernant cette catégorie-ci de productions, je suis persuadée que tout n’est pas perdu. Et de récents pas en avant nous donnent d’ailleurs matière à l’espérer. Secret Story a, par exemple, abandonné la dimension “clash machine” et usine à couple – un modèle dont beaucoup de spectateurs se sont d’ailleurs lassé -, pour déplacer son curseur vers l’aspect, autrement plus bienveillant, du “jeu”. Tout en se responsabilisant : chaque candidat, s’il veut fouler le seuil de la “maison des secrets” doit signer un règlement anti-harcèlement. Un “cadrage” qui aurait été inconcevable il y a une dizaine d’années, car la télé-réalité était alors une sorte de “Far West”. Tout y était permis, sans qu’on accorde d’ailleurs aucun crédit aux personnes qui confiaient avoir été broyées par la machine. Les femmes, en premier lieu. Aujourd’hui, la télé-réalité est devenue un enjeu de lutte pour les associations féministes, et certaines chercheuses telles que Valérie Rey-Robert (autrice de Télé-réalité : la fabrique du sexisme, ndlr). En un sens, la roue a tourné. Si les productions ne quittent pas leurs candidats des yeux, nous, membres de la société civile, tenons les productions à l’œil en retour.