Le Brooklyn Museum présente à son public une large collection d’artefacts issus de l’Égypte antique. Un de ses conservateurs spécialistes du sujet raconte que la question la plus fréquente qui lui est posée ne varie pas : “Mais pourquoi les nez [des statues] sont-ils cassés ?” Pour répondre à cette question ô combien révélatrice des traditions de l’époque, Edward Bleiberg a rédigé un essai intitulé Striking Power: Iconoclasm in Ancient Egypt (“Une puissance remarquable : L’iconoclasme dans l’Égypte ancienne”), également disponible sur Hyperallergic.
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“[Dans l’Égypte antique], ils pensaient que les icônes (des objets en pierre, métal, bois, plâtre ou en cire, représentant la forme humaine) pouvaient être activées pour contenir un pouvoir supernaturel. Ce pouvoir pouvait être divin ou l’âme d’un être décédé devenu divin à sa mort”, explique en préambule Edward Bleiberg.
Amenhotep, vers – 1426/1400, Thèbes, Égypte. (© Brooklyn Museum)
Sachant que, pour les Égyptien·ne·s de l’époque, ce qui est représenté existe et que l’âme est immortelle, s’en prendre à ces représentations est lourd de significations et de conséquences.
Le pouvoir immortel des icônes
Les représentations en question constituaient un “point de rencontre entre le supernaturel et le terrestre”. Cela signifie que, sans ces icônes, “les forces supernaturelles ne pouvaient avoir aucune incidence sur Terre”. Les pouvoirs de ces images, explique le spécialiste, pouvaient être activés grâce à des rituels et désactivés grâce à une destruction volontaire, appelée “iconoclasme” (la suppression des icônes) :
“Puisque les icônes activées étaient conçues comme des parties de corps humain représentant des forces supernaturelles, le pouvoir en question pouvait être amoindri en détruisant ou cassant des parties du corps spécifiques.”
Cet iconoclasme a eu lieu à travers l’Histoire. D’abord au temps des pharaons, puis plus tard, lors des conquêtes religieuses. La façon dont sont détruites les icônes permet de connaître l’époque et, plus ou moins, la raison de ces pillages.
“Tête de roi ou de dieu”, vers – 1938/1759, Égypte. (© Brooklyn Museum)
Briser un nez : la destruction la plus radicale
La vie après la mort revêtait dans l’Égypte ancienne une importance énorme, en lien avec la croyance en l’immortalité. La mort constituait davantage une “interruption temporaire” qu’un point final à l’existence d’une personne. Les personnes décédées étaient momifiées et envoyées dans l’au-delà dans des sarcophages à valeur d’icônes afin d’accompagner leur voyage. On laissait aux morts des objets domestiques et de la nourriture afin de satisfaire leurs besoins.
Dans ces conditions, le pillage des tombes était évidemment un affront immense, puni très sévèrement. S’en prendre à une tombe dans l’Égypte antique ne servait pas à dérober des objets mais bien à mettre à mal le pouvoir divin des icônes. Les parties du corps saccagées étaient choisies intentionnellement.
Superintendent, – 2455/2425 BCE, Égypte. (© Brooklyn Museum)
La destruction du nom (inscrit en hiéroglyphes) représente une attaque directe à la personne décédée. Débarrasser un pharaon de sa barbe, de son uræus (cobra femelle sur le front) et de son némès (coiffe emblématique) est une façon de s’attaquer à sa protection et légitimé royales. Casser les bras d’une statue empêche l’âme de la personne de donner ou recevoir des offrandes, sectionner ses oreilles rend sourd aux prières. Briser son nez revient à le priver de sa respiration : c’est la destruction la plus radicale mais aussi la plus appréciée puisque, ce faisant, la personne décédée ne peut se venger de l’affront qui lui a été fait. La vengeance, à la hauteur de l’offense, serait terrible et infligée dans la vie terrestre et dans l’au-delà des coupables.
La décoloration souvent visible sur les nez de statues encore intactes serait due aux fumées d’encens placé sous leurs narines pour les faire passer vers l’au-delà. Ainsi, précise Edward Bleiberg, “s’en prendre au nez était une façon très radicale d’éviter toute vengeance [de la part de l’âme du défunt, ndlr]”.
Tête et épaule d’un sarcophage anthropoïde, période ptolémaïque, vers – 332/30, Égypte. (© Brooklyn Museum)
Une affaire religieuse
À la fin de l’ère antique, des moines chrétiens tentent de mettre un terme aux croyances polythéistes. Malgré cette volonté, il semble qu’eux-mêmes craignaient les dieux. C’est pourquoi ils ne détruisent pas complètement les tombes mais cherchent eux aussi à désactiver leurs pouvoirs afin d'”empêcher les forces démoniaques du polythéisme d’être à l’œuvre dans le monde”, résume Edward Bleiberg. Laisser en place les statues plutôt que les raser a également permis à la chrétienté d’affirmer son pouvoir et de constamment rappeler aux polythéistes que le monothéisme gagnait du terrain.
Au VIIe siècle arrivent les Arabes musulmans. Il semble que ces derniers ne soient pas intéressés par la valeur supernaturelle des créations antiques mais plutôt par celle des pierres utilisées. Si certaines statues sont détruites, c’est pour réaliser de nouvelles constructions et pas pour directement mettre à mal les croyances associées.
Au fil de l’Histoire, le pillage des tombes a revêtu des significations et importances évolutives. Au XXe siècle, ce pillage s’est poursuivi. De nombreux sarcophages sont désormais exposés dans des musées occidentaux, bien loin de leurs terres d’origine.