“J’ai été une accro au travail.” Alice* a 46 ans. Elle entre en école de police en 2002 et en sort en 2003. “Depuis toute petite, à chaque fois qu’on me demandait ce que je voulais faire plus tard, ça a toujours été ‘policière’. Je suis enquêtrice : ce qui me plaît, c’est venir en aide aux victimes.” Se sentir utile, porter assistance, c’est ce pour quoi Alice est faite, elle en est convaincue.
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Elle est passée, entre autres, en service d’investigation (OPJ) en commissariat, et a fini en service spécialisé en police judiciaire. C’est là qu’elle a vécu l’inconcevable, la goutte d’eau, qui a tout fait basculer et qui a enclenché une véritable “descente aux enfers”.
Fin 2015, une intervention en particulier va déterminer les mois et les années vont suivre. “Les attentats du 13-Novembre, ça a vraiment été la bascule pour moi. Jusque-là, j’arrivais à gérer les interventions, même s’il y en avait qui étaient compliquées. Sauf que là, c’était tellement énorme. Je ne savais plus comment gérer…” Un long silence s’installe.
Ne plus savoir gérer. Tout s’est déclenché après coup. “Sur le moment, on est dedans, on fait notre travail, un peu machinalement.” Et puis très vite, le stress post-traumatique s’installe, l’hypervigilance est constante : “J’avais du mal à prendre les transports, à être dans Paris, je ne me sentais pas à l’aise.” Elle fait attention à tout, “par rapport à tout, tout le temps”. Tout n’a pas été immédiat au lendemain des attentats, le traumatisme s’installe lentement et reste gravé.
“Je ne voyais pas le bout du tunnel”
“Après les attentats, ma fille a travaillé un certain temps au Stade de France. À chaque fois qu’elle était au boulot, j’étais en panique totale. J’étais sur le qui-vive en permanence.” L’hypervigilance est épuisante. “J’étais en arrêt, j’avais du mal à sortir de chez moi, je pleurais tout le temps. Je ne voyais pas le bout du tunnel, et ça durait, ça durait”, témoigne la fonctionnaire.
Avec d’autres collègues, à la suite de cette intervention, Alice a été reçue en groupe par une psychologue du service de soutien psychologique opérationnel (SSPO). “On a pu échanger avec elle. Et puis derrière, il n’y a pas vraiment eu de suivi en plus. Clairement, ça n’a pas été suffisant, il y a eu une absence de prise en charge.”
Pour autant, cette absence de prise en charge ne l’étonne pas : “Ça a toujours été comme ça”, conclut-elle, avant d’enchaîner : “Ça me révolte, on ne peut pas laisser des êtres humains être confrontés à tant de violence et de malheur sans les prendre en charge. C’est un tout. L’administration ne met pas en place ce qu’il faut. Aujourd’hui, l’humain manque de plus en plus dans la police. On travaille ensemble, mais il n’y a plus la même solidarité qu’avant.”
Alice ne jette malgré tout pas la pierre aux psychologues, souvent débordées. “Les psychologues du SSPO ne sont pas nombreuses. Elles ont une grosse charge de travail donc ce n’est pas évident pour elles de mettre en place un suivi derrière chaque fonctionnaire de police. Nous sommes, me semble-t-il, 150 000 policiers, et je crois que nous n’avons même pas une centaine de psychologues pour tout le monde.” Un chiffre inquiétant, lorsque l’on connaît le métier.
“La descente aux enfers a bien duré un an”
Après ce bref suivi psychologique, tout s’enchaîne. “Un soir, ma fille subit ma descente aux enfers plus que les autres soirs.” Alice s’explique et énumère : “L’alcool, les médicaments, une TS. Et ne même pas voir qu’elle [sa fille] est là.” Jamais elle ne prononce les mots “tentative de suicide” en entier, peut-être par déformation professionnelle, ou par refus d’accepter. Lorsqu’elle est prise dans l’engrenage, Alice vit avec sa fille. “La descente aux enfers a bien duré un an”, estime-t-elle.
“C’est une période de ma vie qui est assez floue”, affirme Alice. Elle revient sur son quotidien, qui lui apparaît par bribes : “Des cauchemars, du mal à dormir, des insomnies, la peur de prendre les transports, d’être au milieu de la foule, avoir peur en permanence, pour tout, tout le temps.”
Pour tenter d’y remédier, elle choisit l’alcool : “On rentre à la maison on se dit : ‘Allez, on va se détendre, on va boire un verre’, et puis on passe à deux et on tombe dans l’engrenage. […] J’ai fait plusieurs TS, ne me demandez pas combien, je ne sais pas.” Nous sommes en 2016. “Ça a été mieux un moment, enfin, mieux. On avait beaucoup de boulot, on n’avait pas le choix.” Alice a la tête sous l’eau avec le travail. Elle n’a pas le temps de se laisser submerger par ses pensées.
La vraie descente aux enfers se fait lorsqu’elle change de service. “Le rythme de travail n’était pas le même, j’avais donc plus de temps pour penser.” Ce temps où son esprit n’est plus occupé accélère la dépression. Elle “tournait en boucle” sur ces images, sur cette intervention du 13 novembre 2015.
L’hospitalisation
Alice attendait que les journées passent. “Au départ, ça n’allait pas, mais je continuais d’aller travailler. Je me levais le matin avec difficulté, j’avais du mal à me rendre sur mon lieu de travail. Une fois là-bas, je ne me sentais pas utile.” L’utilité qui la faisait vibrer dans son métier disparaît complètement. Elle s’évapore “quand on ne sait plus comment agir”.
Bien après les attentats du 13-Novembre, les séquelles sont toujours là : “On va voir le médecin, on est en arrêt, mais ça ne suffit pas, donc on retourne voir le médecin qui prescrit des antidépresseurs. On ne dort pas, on ne mange plus, c’est très compliqué. Jusqu’au jour où on se fait hospitaliser.”
Lorsqu’on est policier ou policière, un seul mot d’ordre : ne pas faillir. “On est là pour aider les gens, pour les secourir, et on ne peut pas arriver en face des gens en étant nous-mêmes en état de faiblesse. On ne peut pas montrer sa faiblesse et c’est compliqué de la montrer à ses collègues. On a un métier qui est compliqué, qui est parfois dangereux. Si on montre à nos collègues qu’on est faible, ça va être difficile pour eux de nous faire confiance sur la voie publique”, analyse Alice.
Elle compare toutes ses interventions à des “mini-traumatismes qu’on accumule”. À cela, il faut ajouter le manque de débriefing après chaque intervention, “à chaque fois, le traumatisme s’inscrit dans la mémoire”. Avec le recul, lorsqu’Alice décrit ses journées de travail, elle se rend compte que son emploi avait totalement pris le dessus : “J’ai beaucoup sacrifié ma vie de famille. Quand j’étais en commissariat, je faisais des horaires à rallonge, je partais le matin à 5 heures, je rentrais, il était 23 heures. Le week-end, j’allais faire des surveillances. Je passais la majeure partie de mon temps au travail, au détriment de la famille.”
L’intime joue beaucoup dans le travail des fonctionnaires de police. L’enquêtrice prend un exemple parmi tant d’autres : “Quelqu’un qui vient d’être parent et qui intervient alors qu’il y a un bébé qui est impliqué [dans une affaire] peut être impacté, de même pour les violences conjugales, intrafamiliales, les accidents…” Toute intervention est susceptible d’impacter un collègue plus qu’un autre.
L’association Pep’s : un déclic, une prise en charge
Lorsqu’elle est au plus bas, Alice trouve par hasard l’association Pep’s, Police entraide prévention suicide. “Je suis tombée sur quelqu’un qui m’a accompagnée, qui m’a aidée, qui m’a orientée vers des soins médicaux, et m’a aidée à trouver une clinique pour une hospitalisation, et ensuite, qui a continué à me suivre et à prendre de mes nouvelles.” En somme, un véritable accompagnement. Le suivi dont a bénéficié Alice a été mis en place en 2020, soit plus de quatre ans après les attentats.
Ce “quelqu’un” à l’autre bout du fil, c’est un ou une fonctionnaire de police, qui fait le même métier, qui connaît le contexte et qui a parfois vécu la même détresse que la personne qui a besoin d’aide. “J’ai pris conscience que je n’étais pas toute seule, que je n’étais pas seulement écoutée, mais aussi entendue. Ce n’est pas la même chose qu’un ‘Ça va ?’ d’un collègue dans les couloirs où on n’attend pas la réponse et on passe notre chemin”, décrit Alice.
L’association Pep’s-SOS n’était au départ qu’un groupe Facebook, créé par un policier qui avait à cœur d’aider ses collègues en détresse. “Nous sommes plus de 6 000 membres sur le groupe, avec uniquement des fonctionnaires de police, de tous corps, de tous grades, de toute la France”, détaille l’enquêtrice.
S’ensuit un long suivi qui lui a permis de se reconstruire. Avec les conseils du médecin spécialisé en polytraumatismes, pour retrouver une activité journalière, Alice se fixe une tâche tous les jours. “Ça peut être quelque chose de tout bête comme ‘je fais tourner une lessive, je fais la vaisselle, je vais faire des courses’. Et pour moi, ce qui a fonctionné, c’est de prendre un agenda et d’écrire dessus tout ce que je faisais. À la fin de la journée, je me rendais compte que je n’avais pas rien fait. Plus les jours passaient, plus je réussissais à faire de plus en plus de choses.”
D’aidée à aidante
Ce qui a finalement poussé Alice à s’en sortir et à “remonter la pente”, c’est son investissement au sein de l’association. “J’ai voulu à mon tour aider les collègues donc je suis devenue modératrice au sein de l’association. Notre objectif, c’est de faire sortir les collègues de l’isolement et de libérer la parole.”
Les membres de l’association ont reçu des formations sur la crise suicidaire, sur le stress post-traumatique pour aider et accompagner au mieux les personnes à l’autre bout du fil. “Nous avons plusieurs psychologues infirmiers qui travaillent dans l’association et qui peuvent intervenir en cas de grosses crises.” L’association travaille avec le ministère de l’Intérieur et est reconnue par ce dernier.
Au-delà de la mobilisation des bénévoles, d’autres initiatives voient le jour : “Nous avons pour projet de partir au mois de mai à Montréal, pour rencontrer la police canadienne. Les Canadiens ont un programme appelé ‘Ensemble pour la vie’ qui a permis de faire baisser le taux de suicide dans la police de plus de 70 %. Donc on va essayer de piocher leurs idées et essayer de les adapter à la police française.”
L’association intervient parfois lorsque des fonctionnaires de police sont en pleine crise suicidaire. “Ça nous est arrivé plusieurs fois de faire intervenir les secours au domicile d’un collègue. Nous ne sommes pas des sauveurs, nous sommes là pour aider et accompagner.” Alice résume le but de l’association ainsi : “Le plus important à retenir, c’est que les collègues ne sont pas seuls. C’est le maître mot. Notre porte est ouverte à tout fonctionnaire de police, de tout grade, de tout service. La porte n’est fermée à personne.”
Des dysfonctionnements criants
À la question “quel est le plus gros dysfonctionnement dans la police au niveau de la prise en charge psychologique ?”, Alice répond du tac au tac : “Il n’y a pas de prise en charge psychologique. Il n’y en a une uniquement si on la demande ou s’il y a un gros souci. Il faudrait, selon moi, que tous les fonctionnaires de police aient un entretien avec un psychologue au moins une fois par an.”
Pour autant, ce n’est pas naturel de signaler qu’un collège va mal à sa hiérarchie : “C’est compliqué parce qu’on ne veut pas mettre nos collègues en porte-à-faux. On sait très bien que si l’on signale à l’administration qu’un collègue ne va pas bien, quel que soit le degré, on va lui retirer son arme, on va le mettre dans un bureau. Ça a des conséquences sur le collègue ensuite.” L’absence de formation et la culpabilité font encore barrage.
Des solutions sont mises en place, petit à petit : “Il est en train de se mettre en place un réseau ‘sentinelles’ où des fonctionnaires de police vont être formés à détecter d’autres fonctionnaires qui ne vont pas bien. Il y a aussi un numéro vert qui a été mis en place, avec des psychologues disponibles sept jours sur sept.”
En 2022, Alice n’a toujours pas repris le travail depuis qu’elle a été arrêtée en 2018. Elle espère une mutation, loin de tous ses traumatismes. Son avenir est clair, désormais : “Mon objectif, c’est de reprendre le travail et de reprendre une vie normale. Je me suis isolée quand je n’allais pas bien, et c’est très dur de sortir de l’isolement. Il faut que je retrouve une vie sociale et que je reprenne contact avec les collègues.” Aujourd’hui elle n’hésite plus une seconde lorsqu’on lui pose la question : “Ma soupape ? C’est ma famille”, souffle-t-elle dans un sourire.
* Le prénom a été modifié.