Quatre mètres. C’est la distance entre l’immense téléobjectif de Sonoko et le dos du n° 8 des Tokyo Great Bears qui s’apprête à servir. Elle l’a déjà shootée des milliers de fois, alors cette colonne vertébrale, elle la connaît par cœur. C’est celle de Masahiro Yanagida, l’étoile du club. Près de la baie de Tokyo, dans un Ariake Coliseum plein à craquer et rempli à 90 % de spectatrices, Sonoko fait des envieuses avec son siège au premier rang. Sur les 10 000 places que compte l’enceinte, elles sont vingt comme elle à profiter de chaises au bord du terrain. “À ma place, je suis un peu sur le côté, ça me permet aussi de voir son visage”, précise-t-elle en réglant également une petite caméra qu’elle a fixée sur un trépied. Une affection méthodique qui rappelle celle que leurs fans portent aux idols, les stars de la J-pop.
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Face aux Osaka Blazers Sakai, les supportrices tokyoïtes agitent des cartons fuchsia. En haut, en bas ou sur les côtés selon les indications du speaker. Des lames roses déferlent vers le terrain comme des vagues de love. Pliés en accordéon, les cartons sont ensuite frappés en rythme dans un bruit de crépitement XXL. La température monte encore quand l’écran géant qui surplombe le filet affiche un à un les profils des joueurs posant comme des mannequins en tenue de ville. Pour un peu, on dirait des spots Uniqlo. Les supportrices s’époumonent à chaque nouvelle apparition. Surtout quand vient le tour du n° 8. Ce défilé, c’est un incontournable chez les Great Bears, le club de Tokyo qui participe à la V.League, la première division masculine de volley-ball. Sho Nose, le responsable de la communication, résume : “Sur le terrain, on essaie de jouer vite car notre taille moyenne est assez basse. Ça crée beaucoup de spectacle. Et, indépendamment du résultat, on essaie surtout de faire passer un bon moment aux spectateurs en développant une atmosphère excitante avec des DJ et des MC.” Pour resserrer les liens en dehors du championnat, les Ours organisent aussi des événements “meet and greet” où, pendant quelques secondes, les fans peuvent saluer et échanger quelques petits mots avec les joueurs. Un classique du show-business japonais.
Premiers crushs
Assise à côté de sa mère au 5e rang, Mari est, comme Sonoko, une inconditionnelle de Masahiro Yanagida dont elle est membre du fan-club personnel : “Je l’ai découvert pendant la Coupe du monde 2015. J’ai adoré son magnifique service. Ce n’était pas que de la force, c’était aussi très fin.” Le match lui donne raison alors que le n° 8 se montre précieux pour que Tokyo fasse la course en tête. Maillot rose fièrement porté, les deux supportrices ne ratent jamais un match. Et Mari a de qui tenir : “Ma mère a 60 ans et elle était déjà dans le même état d’excitation quand elle était étudiante dans les années 1980.” Une transmission ancrée dans le patrimoine japonais et qui trouve des racines encore plus lointaines.
En 1964, Tokyo accueille les Jeux olympiques. Inscrit au programme, le volley-ball est le premier sport d’équipe à proposer une épreuve féminine. Bonne idée du comité d’organisation, puisque, lors de ce premier tournoi, l’équipe du Japon, dont les joueuses sont surnommées “Les Sorcières”, triomphe. Un exploit qui allait faire germer dans la tête de la mangaka Chikako Urano l’idée d’un manga sur le volley féminin. Il sortira en 1968 sous le nom d’Atakku Nanbā Wan (dont l’anime sera traduit en français “Les Attaquantes”). Le premier à provoquer un phénomène et qui sera suivi d’Atakkā Yū! en 1984 qui arriva en France sous le nom de “Jeanne et Serge” avec une héroïne aux cheveux orange à la teinte introuvable dans le nuancier Pantone. La romance autour d’un ballon de volley suscita tant de vocations en France qu’elle engorgea les clubs jusqu’à les contraindre à jouer les physios pour ne pas laisser entrer tout le monde.
Chants d’amour
Quarante ans plus tard, le succès du volley n’a jamais été aussi franc au Japon. La V.League a ainsi battu ses records d’affluence lors de la saison 2023-2024. Pour encourager les Great Bears, le public ne force pas trop sur les textes, comme dans tous les stades du monde. Les “Bears, shori o tsukame” (“Bears, saisissez la victoire !”) criés pendant les temps morts du match semblent porter leurs fruits. L’équipe locale remporte le deuxième set sur un dernier service gagnant provoquant un hurlement digne d’une fin de concert. Le lien entre volley et musique vient assez logiquement alors qu’il a été développé à dessein par la télévision japonaise : pendant des années, les matchs de volley diffusés sur Fuji TV étaient ainsi précédés de clips des Johnny’s, le nom d’une agence formant des boys bands très populaires dans l’archipel. Des chanteurs à l’eau de rose prônant l’amitié et les sentiments. Une façade qui cachait cependant les agressions sexuelles commises par le patron Johnny Kitagawa et qui n’ont été révélées qu’après sa mort. Glauque. Mais quand l’affaire n’était pas encore sortie, l’image des volleyeurs s’entrelaçait à la perfection avec celle des chanteurs. Un mélange des genres profitable pour les sportifs, leur accolant une image glamour.
Dans l’engouement pour les manchettes, les smashs et les belles gueules, 2014 est assurément une année décisive. Journaliste pour le Sports Nippon Shimbun, Hiroshi Yanagida replace : “En 2013, l’équipe nationale japonaise avait échoué à se qualifier pour le Championnat du monde masculin. L’année d’après, ils ont tout changé en rajeunissant l’effectif.” Le plan est simple : le sport universitaire étant adoré au Japon, quatre étudiants sont promus en sélection, les Next 4, un blase de groupe. “Bons et beaux, ils ont immédiatement marqué les jeunes japonaises et on en a vu de plus en plus dans les tribunes”, se souvient le reporter. Parallèlement, le manga de volley-ball Haikyū!! lancé en 2012 décolle*. D’ailleurs, Production I.G, qui produit l’anime, est l’un des sponsors actuels des Tokyo Great Bears. La machine s’autoalimente en permanence. Et les résultats suivent. L’équipe nippone s’est classée 3e en 2023 lors de la Ligue mondiale, une compétition qui rassemble les meilleures sélections. Elle compte notamment sur trois stars : Ran Takahashi, Yuki Ishikawa et Yuji Nishida. Avec 1,86 m, ce dernier est considéré comme petit. Mais sa détente verticale est digne de Shōyō dans Haikyū!!. En plus, le garçon s’est marié avec la réceptionneuse-attaquante de l’équipe japonaise Sarina Koga. Les fans en transe.
Lune de miel à Paris ?
Alors que les Jeux en France se profilent, Mari avoue n’avoir toujours pas pris sa décision pour en être ou pas. Qu’importe, Team Japan sera assurément l’une des plus encouragées aux JO. Comme elle, on croise d’autres supportrices dans l’immense queue qui conduit aux toilettes pour femmes. Compulsant son téléphone, Misato montre sa messagerie Line, la plus populaire au Japon. Elle n’échange pas avec n’importe qui, mais avec le compte de Yanagida. Il est partout ! De retour dans les tribunes pour voir les Ours s’imposer, Mari sourit, mais n’est pas dupe : “On se rend compte que les volleyeurs sont désormais traités comme des idols. Les clubs et les joueurs ont compris que c’était une bonne façon d’attirer les gens. Mais le problème, c’est peut-être que les clubs et la ligue présentent maintenant les joueurs de façon trop personnelle. C’est presque comme si l’équipe n’existait plus.” La jeune femme appartient, elle, a une équipe solide : les otakus du volley.
* Le 12 juin prochain sortira d’ailleurs au ciné le film Haikyū!! La guerre des poubelles.